mercredi 9 septembre 2015

L'indispensable magie d'Alain-Paul Mallard

C'est bien connu, d'ailleurs même les critiques littéraires vous le diront: les gens n'ont plus le temps de lire des nouvelles, alors ils lisent des pavés. Mais qu'en est-il des minuscules pavés? Des livres-mondes aux pages rares dans lesquels on peut rouler, les doigts tremblant, trois cigarettes pour deux condamnés à mort?

Prenez Alain-Paul Mallard qui est, comme son nom l'indique, mexicain, et vit, on s'en doutait, à Barcelone. Prolixe comme la comète de Haley, disert comme l'ombre d'Arvers, il consent de temps en temps à lâcher un texte "frêle comme un papillon de mai", et l'on se jettera donc comme un anthropophage affamé sur ce morceau de choix enfin réédité qu'ezst Evocation de Matthias Stimmberg, livre paru en 1995 au Mexique dans des conditions à la fois très mallardiennes et assez stimmbergiennes:
"Un ami écrivain assez indiscret trouva le manuscrit en fouillant sans mon consentement dans mon ordinateur, l’imprima, me fit réaliser qu’il était terminé, ce dont je doutais encore, et, cette fois avec mon consentement, l’apporta chez un éditeur….." (entretien accordé par l'auteur à Eric Bonnargent pour le Magazine des Livres; traduction de Frédérique Bailet et Yaël Taïeb)
L'ouvrage se compose d'une courte (évidemment) préface, suivie d'onze textes dont la brièveté empêche la mortification tout en en garantissant la succulence. Savoir ne pas développer n'est pas aussi aisé qu'il pourrait y paraître. En revanche, insérer une digression, opérer un décalage, proposer une ligne de fuite quand le texte ne fait que trois pages, voilà qui requiert un sens chimique de l'équilibre assez impressionnant.

Prenez la "nouvelle" intitulée "Le Sel". Elle se compose, si l'on veut, de deux volets, refermés assez vite sur la fenêtre qu'est le personnage. Le premier volet, c'est le rendez-vous galant qu'a le gamin avec Gabi, et qui l'oblige à entrer dans une cabane pour y récupérer des rames (la cabane est fermée par une corde grossièrement nouée, car les contes s'aiment les buissons d'épines). Le deuxième volet, c'est ce qui se passe dans cette cabane: le garçon découvre en l'ouvrant une armée de hérissons occupés à lécher le sel resté sur le bois des outils, "de ce sel qui avait pénétré le bois avec la sueur des mains des ouvriers" – vision magique, où l'intime et le sensuel côtoient/engendrent l'effroi possible d'un mystère païen. Refermons les deux volets, car le temps du silence est né : suite à cette vision, le garçon taira finalement son amour à Gabi. Mais derrière les volets, Mallard éclaire, uniquement pour nous, une dernière fois, la fenêtre de sa nouvelle. Les six dernières lignes nous confient un rêve (écrit) que l'enfant devenu adulte retrouve, texte faisant état d'un rêve, daté de 1947:
"Dans une sorte de salle municipale, Gabi, encore enfant malgré les années écoulées, lèche, l'une après l'autre, avec la détresse d'une victime, les mains graisseuses d'un régiment de soldats. Et moi, je suis là, tapi dans un coin, sans rien oser faire."
Difficile de trouver exemple aussi puissant et magnifique de la transsubstantiation d'une matière en apparence hétérogène (une idylle en barque; des hérissons léchant du sel) en une vision cauchemardesque de la guerre, de l'impuissance, de l'innommable. On se dirigeait vers Colette et Maupassant et voilà qu'on a bifurqué dans Pasolini. L'anecdote s'est transformé en retable.

Voilà, ça se passe comme ça chez Alain-Paul Mallard, qui en cinquante pages réussit à vous étonner, vous faire sourire, vous serrer le cœur dans son poing, vous bousculer (il est question, dans une nouvelle, de boucs qui dévorent aussi bien Mein Kampf que le livre de l'auteur…). A vous de jouer. C'est le 133ème volume de l'Arbre Vengeur, alors autant que ça soit le numéro un des ventes de livre en France, histoire d'injecter un peu de rêve dans l''arithmétique.

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Alain-Paul Mallard, Evocation de Matthias Stimmberg, traduit de l'espagnol (Mexique) par Florence Olivier, éd. L'Arbre Vengeur, 9 €

Note: Une première traduction de ce texte est parue en 2003 chez Bibliophane, par Anne Plantagenet.

4 commentaires:

  1. Mais, mais... c'est une seconde édition ?
    Quid de la première traduction parue en 2003 chez Bibliophane, traduction de Anne Plantagenet ?
    Il faut quand même la mentionner, non ?

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    1. Anne Plantagenet traduisant comme elle écrit, c'est-à-dire paresseusement, on aura beau jeu de citer son nom. L'auteur dit que la traduction de 1995 avait dû être amendée avant publication. Mais comme elle fait partie du gratin parisien (et avec un nom aussi royal), il y aura toujours quelqu'un pour s'émouvoir de ne pas voir son nom cité.
      H.Capet

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  2. Je vais me ruiner en livres cette rentrée, je le sens

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