jeudi 17 septembre 2015

De l'urgence d'une menace poétique

Je reproduis ici une question que m'avait posée Pierre Maury lors de la parution de mon précédent roman Tous les diamants du ciel, assortie de la réponse que j'avais donnée. Peut-être se trouvera-t-il des personnes à qui ça parlera…

Où se niche ce qu’on pourrait appeler la poésie du texte ?

C’est une question compliquée. C’est même LA question. Le problème du roman, dans la mesure où il cherche à traiter le réel sous l’angle narratif (et descriptif, dialogique…), c’est que très vite il s’oublie comme invention langagière pour n’être plus que rendu, restitution. La force de la chose racontée l’emporte sur l’approche, la vision, l’appréhension. On tient par exemple un sujet intéressant, et on confie à ce sujet la responsabilité du récit. D’où les impasses du roman, en particulier du roman bourgeois (le modèle dominant) qui réduit l’aventure du livre au déroulement de l’action (et à son commentaire abâtardi). La « poésie » – et par ce mot j’entends ici les forces subversives de la langue – joue, peut jouer dans le roman le rôle d’un contre-pouvoir. Ce qui manque souvent au roman, c’est justement la menace poétique.

5 commentaires:

  1. On dirait du Barthes ! Merci beaucoup pour ces explications.

    RépondreSupprimer
  2. Alors que le déroulement de l'action, l'histoire, tout ce que le roman "raconte", ça n'est rien d'autre que de la forme. Raconter n'est pas dire - et on peut faire les deux en même temps. (Et je ne pense non plus pas au "roman à message", cette vieille lanterne.)

    RépondreSupprimer
  3. Question de terminologie, tout ça, non? La poésie, ne serait-ce pas ce que Flaubert appelle le style, et toi le travail de la langue? Pourtant Madame Bovary est bien "un roman bourgeois", je crois... Quant à la question de la forme, n'oublions pas que nombre romans français étaient écrits en vers, à l'origine. Beaucoup étant également des traductions et parfois de fausses traduction, je commence à comprendre pourquoi cette question de la langue est tellement importante à tes yeux...

    RépondreSupprimer
  4. Il est réconfortant de vérifier, au fil des textes, que certains auteurs dont vous êtes ne fuient pas devant la menace et se coltinent la poésie.
    Charge que Charles choisit d'endosser lui aussi, ou en vers ou en prose - et en prose et en vers.

    Notons bien que Baudelaire entretient avec "l'industrie photographique" encore balbutiante une relation toute paradoxale. Dans le Salon de 1859 (II - Le public moderne et la photographie), le Patron se refuse à concéder un quelconque intérêt artistique à la photographie. La réflexion menée dans ce texte met en effet en rapport la peinture et la photographie, photographie à laquelle le poète nie la qualité d'art en ce qu'elle n'est que reproduction de la nature, "sans que l'homme y ajoute de son âme".
    Faisons se correspondre arts visuels et arts des mots : je vois les idées que vous développiez à Pierre Maury, non ? L'on retrouve ces romans bâtis sur leur histoire, "reproduction de la nature" (et ce même dans le cas de romans de SF… - le roman bourgeois n'étant que le parangon ?) - romans qui oublient "l"âme", "les forces subversives" sans lesquelles ils ne sont plus de l'art, puisqu'ils ne sont alors venus "stupéfier (le public que) par des stratégies indignes".

    Dans ces textes, le poète n'a jamais manqué d'associer à ses récits la subversion d'une langue nouvelle, certainement trop belle, si poétique qu'elle en a effrayé le pouvoir.
    1857, année juridique : les réquisitoires chargés de Pinard tentèrent se soumettre Les Fleurs du mal mais aussi Madame Bovary.
    En vain. Il paraîtrait même que quelque illuminé se fait aujourd'hui encore le passeurs de ce texte, plus que jamais vivant… Quel fantasme Emma n'irait-t-elle pas satisfaire sur la tombe du pauvre procureur ? 

    RépondreSupprimer
  5. Eh oui, des personnes à qui ça parle, il y en a, la preuve! Il me semble que Natacha Michel ne dit pas autre chose que ce à quoi renvoie ta belle réponse: "...avec le style, c'est la langue qui détient maintenant les puissances de captation, de suspens, ni déléguées à une machinerie ou à une machination, ni subordonnées à une intrigue Car la langue [*] est elle-même une mise en fiction [*] La langue est ce qui se passe, l'événement qui a lieu entre les événements que la langue raconte"

    RépondreSupprimer