Marie-Hélène Lafon était présente aux 10èmes Rencontres de Chaminadour consacrées à Claude Simon, et sans doute son intervention – sa prise de parole – fut-elle la plus intenses, la plus concentrée, la plus animée. Parlant de sa découverte de l'œuvre de Simon, et en particulier de La Route des Flandres, elle dit avoir eu, en flaubertienne, l'impression de "manger la viande du cheval, du texte", ingérant le style, s'y découvrant le droit elle aussi d'écrire. Aussi son œuvre se déploie-t-elle à partir non d'une déroute ou d'un arbre, mais, on le sait, depuis "la mouillure vive" d'une rivière, la Santoire, ce repli mobile qui serpente dans le "pays premier".
Pour Marie-Hélène Lafon, d'emblée, le page est paysage et le paysage travail, c'est sur la page qu'il convient de recommencer, autrement, de "résurger" – mais s'il y a dans son écriture volonté de résurgence, désir de résonance, besoin de donner au livre, comme disait Bachelard, des "racines profondes", on y trouve aussi un "désir dévorant", une rage en mouvement, dont on peut palper la portée dans la citation de Francis Bacon que l'auteur place au début de Album:
"Je suis comme une machine à broyer. Je regarde tout, absorbe tout, et tout ressort moulu fin."
Ce que dit Marie-Hélène Lafon à sa façon quand à la fin du même ouvrage, dans le chapitre consacré aux vaches, elle dit qu'elle aussi "rumine". Mais ce que le paysage donne en legs à Lafon écrivain, c'est moins la possibilité de sa description que le défi de sa violence. Et dès lors on peut penser que les livres de Marie-Hélène Lafon sont tous en équilibre, à un moment de leur écriture, sur la ligne de faille qu'est cette Santoire mentale et physique, à la fois attracteur et tremplin. S'il faut parler le pays, lui faire dire ce qu'il tait, en peindre l'invisible cadence, comment faire pour ménager une place aux humains, aux personnages, afin qu'un récit, lui aussi, serpente dans la vallée du livre? Ne peut-on imaginer que ces personnages, à l'instar des vaches, nuages, brumes, couteaux, se défassent de leur peau taiseuse pour n'être, eux aussi, que des présences?
D'un côté, donc, des livres comme Traversée, Album, Chantiers, etc; de l'autre, L'annonce, Joseph, Les Pays… Entre les deux, plus qu'un fluide sympathique: un travail de corrosion, comme si les uns tentaient de gagner du terrain sur les autres, alternativement. Et au mitan, pour ainsi dire, cette phrase de Marie-Hélène Lafon, à la fin de Traversée:
"Si j'osais, si j'osais vraiment, si j'avais moins de peur et davantage de force, on ne passerait pas par les histoires, le roman la nouvelle, on n'aurait pas besoin de ces détours et méandres charnus, on ne raconterait rien et le blanc monterait sur la page jusqu'à la noyer de silence. On ferait ça, on serait à l'os de l'étymologie, dans le poème des choses nues […]."
Mais peut-être est-ce précisément cette "peur" – cette prudence artisanale devant la machine dévorante du poème – qui permet à Marie-Hélène Lafon d'être cette obstinée et incandescente "travailleuse du verbe, assise à l'établi pour tout donner à voir en noir et blanc sur la page des livres". Jusqu'où racler, gratter? Quand cesser de ronger? Quand on le sent, quand on voit l'os de l'étymologie? Le voit-on jamais?
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Les livres de Marie-Hélène Lafon sont publiées par Buchet-Chastel principalement, mais aussi, Filigranes, Bleu Amour, Husson, Le chemin de fer, Créaphis… et également en Folio.
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