Allez savoir quels abysses recèle l'amnésie. Nos souvenirs, nous les retrouvons souvent dans les albums des autres, à peine déformés. Sommes-nous allés ici? Avons-nous vécu là? Qui fûmes-nous avant d'être ce que nous avons échoué à devenir? Le nouveau livre de Philippe Annocque répond sans doute, à sa façon faussement légère, à ces questions dont on n'est même pas sûr qu'on les ait posées soi-même? Intitulé Mémoires des failles – un titre qui, comme celui de son précédent livre paru, Vie des hauts plateaux, papillonne entre deux sens –, ces remembrances par défaut sont, plutôt que des anti-mémoires, des para-infra-mémoires, la face cachée d'un aujourd'hui sans cesse maquillé en hier. Bref, Annocque s'est mis en tête de nous conter tout ce qu'il n'a pas vécu, ou du moins tout ce dont il n'a pas, à sa connaissance, gardé le souvenir. C'est pourtant simple comme un genou d'enfant égratigné par un éclat d'eau en plein désert du rêve:
"La vie vécue glisse si facilement dans l'oubli, comment en serait-il autrement de la vie non vécue? Surtout qu'il n'est pas question d'inventer, il faut rester le plus fidèle à la mémoire."
D'ailleurs, Annocque est prudent: à aucun moment il ne dit "je". Ce serait plonger l'épreuve de la chimère dans le bain fixatif de l'avéré. Non, il vaut mieux raconter d'autres choses, en une geste éminemment chevillardienne, puisqu'ici le temps du conditionnel prend le pas sur le passé simple, encore que tout soit écrit au présent… Enfant, que faisons-nous? Nous volons. Oui, dans la cour de récréation, nous nous essayons aux "premiers décollages". Et la nuit? La nuit, c'est le temps des totems, du "défilé des totems, incohérente invasion barbare". C'est l'époque où les dossiers de chaises ont leur vie propre. Puis vient l'adolescence, et l'inconséquence, et le bassin aux crocodiles. Et ainsi de suite, dans ce déroulé improbable et pourtant si prégnant qui fait de la vie non un parcours semé d'embûches, mais une foire aux embûches d'où partent, parfois, des chemins…
Mémoires des failles accumule, avec une patience de Petit Poucet, les moments inaperçus de l'existence, tout entière imbibée de magie et d'injustice, et sous couvert d'un ton rêveur, au fil des micro-récits qui composent sa matière mercuriale, impose sa musique entêtante:
"On a déjà évoqué, il y a quelque temps, cette faculté qui s'est développée en soi de n'être pas; alors que le monde autour ne cesse de se manifester par tous les sens. C'est en sa propre absence – en l'absence de soi-même et d'ailleurs loin de chez soi – que, vers cette même époque, on a connaissance de l'existence d'un peuple, une peuplade plutôt, qui ne croit pas au soleil. […] Par chance, cette peuplade habite un pays brumeux, une île enfouie au fond d'un écrin de brouillard."
C'est donc cela. Nous écrivons depuis un pays lointain: nous-mêmes. Le "on" d'Annocque est-il poreux ou sommes-nous à ce point transparent que nous nous occultons les uns les autres? Vite, des failles !
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Philippe Annocque, Mémoires des failles, éd. de l'Attente, 16 €
On est en train de le lire. Et on en est très heureux avec l'envie, soudain, de plonger dans ses propres failles....
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