Sur ceux qu’on a appelés les
« gueules cassées », la littérature est restée assez discrète. Il y a bien
sûr l’impressionnante somme de Martin Monestier parue en 2009 (Les gueules cassées – les médecins de l'impossible 1914-1918, le cherche midi), somme qui
s’appuyait sur les collections du Musée du Service de Santé au Val-de-grâce,
mais c’est comme si jusqu’ici aucune écriture n’avait réussi à affronter ce
« dévisagement » extrême, ni osé hanter ceux qu’en son temps
l’administration française avait qualifiés de « faciaux », ces
« baveux », ces « presque morts pour la France » – des
dizaines de milliers d’hommes abîmés à jamais par la Grande Guerre, forte de
ces dix millions de morts. Réparés tant bien que mal par une chirurgie
qu’on peine à qualifier d’« esthétique », ayant souvent perdu toute
possibilité de travailler ainsi que tout espoir de retrouver une vie de
famille, les « gueules cassées » de 14-18 ont vécu dans l'ombre et le silence, relégués dans une monstruosité qui pourtant montrait le faciès nu de la guerre. Il leur manquait une
voix singulière pour revenir vers nous, et c'est cette voix qu’a forgée l’écrivain Andréas Becker dans son nouveau livre intitulé Gueules.
A l’origine de Gueules, le récit publié par les
indispensables éditions d’en bas, il y a un jeu de photos de gueules cassées,
conservées pendant des années par un certain Joseph Hoffmann, grand-père de
Françoise Hoffmann, entre les mains de laquelle ces photos, d’abord léguées à
son oncle, ont fini leur improbable périple. Un jour, elle montre les photos à
Becker, qui s’empare de leur effrayant silence. Le livre, riche de ces
photos, est également accompagné de dessins de Becker, qui sont comme une étape vibrante entre le cliché et le texte. Le lecteur va ainsi entrer dans
cet hôpital revisité et découvrir non seulement les « colocataires » d’un
certain Charles de Blanchemarie, mais également entendre leur histoire, écrite dans
une langue forcément « cassée », une langue d’après « la déto la
nation ».
Quelle langue inventer ?
Comment la casser, la tordre, l’écorcher, la panser, afin de rendre la cassure,
la torsion, l’écorcherie, le rafistolage ? Becker apporte un souci
multiple à la recréation des mots, à la refonte des syntaxes, travaillant sur
plusieurs fronts, s’emparant du langage populaire, voire vernaculaire, de la
prose du début du siècle, mais à l'aune d'une poétique qui concasse le lexique ou l’agglutine, insufflant
une verve tantôt rabelaisienne, tantôt célinienne, aux portraits de ces hommes écartés qui vivent
« dans une dégoulination d’abominableries ». Ensemble, ils forment
une confrérie de mutilés inoubliables, fantasques et irrévérencieux, qu’Andréas
Becker secoue sous nos yeux effarés.
Si l’écriture n’a pas partie liée
au corps, elle n’est rien. Pour écrire à
travers ces gueules – qui sont d’ombres et de guerre mais aussi de lumière
et de vie –, il fallait non seulement rendre leur parole audible mais également
unique, indissociable d’un projet littéraire tout entier attaché à la
difformité du parler, ainsi qu’en témoignent les deux précédents livres de
Becker, Nébuleuses et L’effrayable. Dans Gueules, le "presque mort" entre en danse et loquacité, au fil de courts chapitres où l'ironie n'est pas la dernière des douleurs:
« A l’asile on lui sortait les barbelés du front, y en avait pour clôturer tout le Far West, on aurait dit qu’il avait raclé la Marne entière – ç’avait un côté pratique, indéniable – le rafistoleur qu’il les rutilisait les barbelés pour lui fixer le peu de menton qui lui restait encore aux gencives […]. »
Les matériaux même de la guerre –
la chair et le métal – prolongent ainsi en des noces hideuses le carnage
généralisé auquel furent livrés ces cohortes d’hommes. La langue, alors,
touchée en sa source même, sa bouche démantelée, n’en finit plus d’essayer de
dire encore :
« J’expulse encore quelques miettes du détrissement, maloxontodaires éventrées, façon mortissement qui se créent dans ma têterie tourniquet – la mimienne l’exploiraté la têterie – arracondalée la têterie aux oreillements perclus – viande humide – les tranches qui restaient collées sur un corps sans âme… »
Les visages photographiés qu’on
trouvera dans ce livre pourront bien entendu paraître insoutenables à nos yeux
habitués à la grâce factice, mais le texte de Becker, par sa gouaille féconde
et sa scansion rebelle, la vitalité jaculatoire de ses « forgeries »,
rend profondément présents et, disons-le, nécessaires à nos conscience, ces
« gueules » sacrifiées sur l’autel d’une boue impure.
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*** RENCONTRE EN LIBRAIRIE ***
La librairie Charybde recevra Andréas Becker
demain mercredi 19 mai à partir de 19h30, pour une
rencontre qui promet d’être intense. une
soirée de lectures et d'échanges autour de ces textes, en présence de Françoise Hoffmann, de Colette Lambrichs (Editions de la
Différence), de Jean Richard
(Editions d'En Bas), avec le concours de trois acteurs / lecteurs : Yasmina Belferoum (pour "L'effrayable"),
Brigitte Mougin (pour "Nébuleuses"),
et Pascal Cottin (pour "Gueules").
L’adresse de
la librairie : 129 rue de Charenton, dans le XIIème arrondissement. Venez nombreuses et nombreux pour ce
moment rare de partage littéraire.
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Andréas Becker, Gueules, récit, postface de Françoise Hoffmann, éditions d’en bas,
15 € – ainsi que : L’effrayable,
éd. de la Différence, 18 € ; Nébuleuses,
éd. de la Différence, 15 €
L'arithmétique n'est jamais très élégante (ni les rappels à son propos), mais neuf millions de morts (au lieu des soixante-dix annoncés) suffiront.
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