jeudi 7 mai 2015

L'art de la dissolution selon Mathieu Brosseau


Avant de s’embarquer dans Data Transport, de Mathieu Brosseau, sixième titre publié par les récentes éditions de l’Ogre, on n’hésitera pas faire un détour par les Cahiers de Rodez d’Artaud, suivi d’une brève escale chez Bartleby de Melville, histoire de pressentir ce qui ici est à l’œuvre.
Tout commence par un homme repêché, un homme sans mémoire, sans parole, qui sait seulement dire la lettre B, seulement soucier d’ « assurer la pérennité » de son corps. Il va trouver un emploi dans un centre de tri où un bègue lui confiera le classement thématique des lettres qui n’ont jamais été reçues, faute d’adresse fiable. Ce pourrait être là le début d’un roman à l’ancienne, où allégorie et vie intérieure mèneraient une danse discrète, mais Mathieu Brosseau est poète et travaille ici contre l’attraction du récit.
Se déploie alors la vie de M., double de l’échoué, son enfance, son rapport au langage, au corps, et c’est dans la matière poreuse de cette existence que Brosseau trempe sa langue afin de résister page après page aux sirènes de la narration. Car s’il y a personnage, y a-t-il corps, y a-t-il pensée ? Si oui, alors il faut revisiter ce corps et cette pensée, et faire du personnage autre chose qu’une silhouette, la matrice d’une langue et non la formation d’une identité :
« M. avait des petits trous dans le cerveau et des sillons à sa surface. Là-dessus, là-dedans se nichaient des esprits qui peuplent les pensées. Dire qu’il était habité (au sens sorcier du terme) par tout un tas d’esprits parleurs ne signifie pas qu’il n’habitait pas, lui aussi, des traces et des territoires ».
Ces traces et ces territoires, Brosseau va nous y entraîner à la seule force de sa langue amputée, à la fois souple et cisaillante, se colletant sans cesse avec les démons du réel, fétichisant les postures, les pièges tendus à l’être par l’être, insistant sans cesse sur le décalage dont souffre/jouit son personnage, lequel, à l’instar de Tristram Shandy dont l’existence demeure à jamais liée à une histoire d’horloge, a une seconde de retard sur le monde :
« Cela est sans doute incroyable mais lorsque M. fut mis au monde par sa mère, ventre chaud et rond, tout trempé de naître, exactement au moment de sa naissance, une aiguille de l’horloge du salon […] s’arrêta une seconde, pile au moment de la sortie – premier souffle. […] Une toute petite seconde mais cela suffit à délester la mère de son fardeau, avec toute son eau, sa poitrine de lait, son bassin d’eau salée. »
Décalé de la vie, méfiant du sexe, agité par des colères invisibles, doutant de la résistance des corps, rétif à la Propagande qui distille des transgression, M. ne supporte pas l’idée que
« la pensée a besoin de jouir, tout autant que le corps. […] La vérité, c’est que le corps n’aime pas qu’on ne le vive pas. »
M. cherche donc la dissolution, loin des « bonobos sophistiqués » et de leur « érotisme empaillé ». Empaillée, la prose de Brosseau ne l’est certes pas, elle. Elle cherche à devenir corps sans organe, à déterritorialiser la langue, à déplacer des blocs d’être. Ce que le roman perd en romanesque, il le gagne ici en intensité, comme si l’entreprise poétique se voulait virus, catastrophe – livre rythmé implacablement, féroce jusqu’en ses virgules, où les fulgurances secouent le lecteur.
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Mathieu Brosseau, Data Transport, L'Ogre, 16€

3 commentaires:

  1. Quel bonheur que de te voir parler comme tu le fais du texte de Mathieu, l'un des meilleurs poètes de sa génération (que j'eus la chance de découvrir dès ses tout débuts), de nos vrais et importants poètes tout court! Et, bien que "Data Transport" soit un "roman", j'ai insisté à dessein sur le mot "poète" pour désigner où il se tient en littérature, tant m'exaspère cette mode qui consiste à dire négligemment, comme si ça allait de soi, "romancier" à la place d' "écrivain", alors que c'est de la poésie que tout part et où tout revient...

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  2. Un jour d’orage de septembre 35, après un parcours de chasse avec sa chienne Rita, il fait chaud et soif. Et Rita trouve une source, large au point de pouvoir s’y baigner. Et puis tout bascule. Des voix apparaissent, tout ce qui est en métal se dissout.
    Une lumière d’un jaune cuivré baigne le vallon. Le ciel est mort. La chienne ?

    On pense à Jules Renard et aux premiers livres fantastiques de la même époque. Dans ce monde « nouveau », notre chasseur pars à pieds pour Paris, rejoindre son ami d’enfance, Marescot. C’est en chemin qu’il va rencontrer la loutre, qu’il va tenter d’apprivoiser.

    J’ai fait allusion à Jules Renard, peut être sans le coté scientiste de l’époque (cf. les livres de la collection Pierre Lafitte (où sont parus les Arsène Lupin). Une fraicheur d’écriture (merci aux éditions de l’Ogre). Et puis aussi cette espèce de nostalgie de l’après guerre (juste avant l’autre). Tout a disparu (il n’ya a qu’à (re)lire ces romans). Avant 14, les gens (riches, bien sur) ne font rien ou presque (banquiers, homme d’affaires) avec du « petit personnel » à la maison. Et ce qui est frappant, c’est que après la guerre (à partir de 20), ces gens là ont disparu, leur « petit personnel » aussi. Reste la campagne (celle de Lucien Ganiayre), dans laquelle le fantastique fait irruption. Et c’est beau.

    Lucien Ganiayre. L’orage et la Loutre. Editions de l’Ogre n°6

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  3. désolé c'était Maurice Renard et non Jules
    dans un paysage où tout est mort et où tout objet non en bois-liquide-terre est aussi mort
    mais comment fait il pour vivre ce Jean Des Bories ?
    cela donne envie de commander les autres bouquins de l'Ogre

    mais là j'ai sombré dans les auteurs africains lauréats du Caine Prize (il y matériel à traduire.....avis aux professionnels)

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