Dans Théories de la littérature – système du genre et verdicts sexuels,
Didier Eribon examine dans un premier temps le statut des discours sur
l’homosexualité dans la Recherche du
temps perdu, avant de passer à l’imaginaire sexuel chez Genet. Ce qui
l’intéresse chez Proust, c’est la coexistence de deux discours – deux
« théories » – distinctes, voire antagonistes : d’une part la
théorie exposée par le narrateur (et sans doute, derrière lui, par l’auteur),
la fameuse conception de l’inverti, de la femme cachée dans l’homme, que l’âge
finit par révéler ; et celle soutenue par le personnage de Charlus, qui
fait état d’un changement dans la perception de l’homosexuel, naguère
facilement identifiable, désormais flou.
Eribon, en plus de dégager cet
affrontement entre deux « doctrines », avance l’idée que Proust,
finalement, penche à sa façon du côté de Sainte-Beuve, puisqu’en permanence,
dans la Recherche, revient le thème de l’épanchement du moi-écrivant dans le
moi-vivant. Eribon touche ici un point sensible qu’il précise et éclaire
ainsi :
« […] le moi qui écrit entretient un rapport plus étroit avec la vie vécue que le moi qui l’a vécue et continue de la vivre dans le flux temporel, puisque c’est l’écriture qui donne des couleurs et des reliefs aux contrées de l’existence qui furent traversées, une valeur et une signification aux sentiments autrefois si intensément éprouvés et désormais apaisés ou proches de l’oubli. »
Eribon nous rappelle également un
moment particulièrement savoureux de la Recherche, celui où Brichot suggère en
plaisantant à demi que Charlus devrait donner des cours au Collège de France
sur la question de l’homosexualité (dans La
Prisonnière, p. 811-812 du volume III dans la Pléiade de 1988). A propos de
cette suggestion, qui met en valeur le fait que Brichot voit en Charlus un
« croisé », Eribon fait cette remarque hautement pertinente :
« les dominants assimilent toujours à une croisade, à de l’activisme et même à du prosélytisme le discours que tiennent les minoritaires sur eux-mêmes. »
Charlus, initiateur malgré lui
d’un programme d’études gays et lesbiennes ? Il faudra attendre un peu
plus longtemps, hélas. Eribon passe ensuite au cas de Jean Genet,
« reprenant les problèmes là où Proust les a laissés ». Etudiant le
schéma sexuel rigide mis en place par l’auteur de Miracle de la rose –
l’homme jeune occupe le rôle de la femme, puis, avec l’âge, devient
« dominant » et s’attache les attentions d’un « homme-femme » –
et constatant sa quasi immuabilité, Eribon en vient progressivement à ce
constat :
« Il est évidemment loisible de déceler dans cette cosmologie sexuelle la représentation d’un ordre politique, où l’idéologie masculiniste et la domination d’un seul sur tous les autres composeraient, avec l’indépendance hiérarchisée des maillons de la chaîne, les linéaments d’une aspiration à telle ou telle forme de dictature ou de totalitarisme, un fascisme édifié sur l’homoérotisme – masculin – généralisé. »
Bien sûr, Eribon ne nie en rien
la charge subversive des écrits de Genet, il en signale simplement les limites.
Ce qui l’autorise à avancer l’idée, finalement assez admise, que la force du
système est telle que même les contre-discours ne peuvent le déstabiliser.
Autrement dit :
« les raté du système font partie intégrante du système »,
ce que Deleuze et Guattari ont
largement souligné et démontré il y a une trentaine d’années. Si donc « il
est presque inéluctablement inclus dans la théorie que ce qui échappe à la
violence de la norme ne défait pas le système », mais « est un
élément du système » – et cela dit là encore sans minimiser l’importance
vitale de la lutte (et du jeu) contre ce qu’Eribon appelle
« verdicts », à savoir les diktats de la norme –, que manque-t-il à
la pensée subversive de la sexualité pour réellement déstabiliser le système,
dans la mesure où même « les dominés confortent et ratifient les
logiques de la domination » ?
Pour Eribon, il convient, afin de sortir de ce cercle vicieux, d’en passer par un couplage entre « analyse critique du monde social » et « auto-analyse comme critique de soi-même ». Mais il envisage également une autre stratégie, en rappelant, chez Monique Wittig, le choix de la « fuite » qui
Pour Eribon, il convient, afin de sortir de ce cercle vicieux, d’en passer par un couplage entre « analyse critique du monde social » et « auto-analyse comme critique de soi-même ». Mais il envisage également une autre stratégie, en rappelant, chez Monique Wittig, le choix de la « fuite » qui
« a été et est toujours un des grands moyens de s’inventer soi-même différemment de ce qui est socialement programmé et culturellement prescrit »,
fuite dont il souligne le
caractère non individuel mais collectif – prenant pour preuve l’existence de
« réseaux de sociabilité et de solidarité minoritaires ».
Reste à savoir en quoi cette
auto-analyse (ou, comme l’appelle encore Eribon, onto-analyse) marque une
avancée ou un écart par rapport à la schizo-analyse deleuzienne et à
l’archéologie du soi foucaldienne.
—————————
Didier Eribon, Théories de la littérature – Système du
genre et verdicts sexuels, coll. « Des mots » dirigée par Edouard
Louis, PUF, 12 €
Note : Je n’ai pu, dans le
cadre étriqué de ce post, faire état d’autres références présentes dans le
livre d’Eribon, mais il va de soi qu’on se reportera avec profit, comme Eribon
l’a fait, à Judith Butler (en particulier Gender
Trouble) mais aussi à Beauvoir (Le
deuxième sexe) et, concernant Proust, aux travaux de Michael Lucey (Never Say I. Sexuality and the First Person
in Colette, Gide and Proust) .
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire