« Je ne savais pas grand-chose, mais je savais quand même que la différence entre nous et les autres espèces animales ne pouvait pas être grande. »
Ainsi parle la narratrice des Enfants de Dimmuvik, alors qu’elle
assiste, dans son vieil âge, à l’enterrement de son frère, et se rappelle leur
enfance, lorsqu’elle vivait avec ce frère et une autre sœur dans une cabane,
quelque part en Islande, et survivait à peine entre un père démuni et une mère
devenue catatonique ou presque après la mort de son nouveau-né.
Ce qu’il y a de remarquable dans cette novella du dramaturge islandais Jón Atli Jónasson, c’est le climat
qui règne et qui fait de son récit un récit muet et en noir et blanc, au sens
quasi filmique. Personne ne parle. Aucun bruit ne résonne, et même les cris
semblent ne pas perturber de leurs vibrations l’air glacé qui pèse sur la
crique :
« Les pleurs de papa sont comme ça. Le son qui sort de lui n’est pas de ce monde. »
Les couleurs ? Hormis le rouge du sang qui s’épanche dans les
cauchemars de la narratrice, tout est blanc, gris, noir, neutre. La mort rôde,
elle rampe, va d’un nourrisson à un chien, puis s’insinue dans la bergerie,
coule sur les corps, emplit les bouches. La narratrice – qui est l’aînée – doit
veiller sur son frère Tomas, que la fièvre ronge et que menace un somnambulisme
létal, sur sa sœur Hugrun, fragile poupée désincarnée par la faim, et sur sa
mère, devenue de bois après la mort de son quatrième enfant, que le père ira
enterrer dans un champ de lave.
C’est une histoire de survie, où les seules sensations sont celles de
la faim, de la crasse, de la peur, de l’incompréhension. Comme s’il n’existait
aucun monde hors de ce monde. Et pourtant, il y a les autres, quelque part, et
parfois l’un des enfants s’en va sur la plaine et marche, marche, longtemps,
jusqu’à une ferme où il achète un litre de lait à des fermiers. Cette longue
marche est le seul moment où l’enfant échappe à la lie de son destin, même s’il
lui faut revenir, retourner à ce point zéro d’où il est clair que rien ne peut
naître. D’où l’impression qu’a la narratrice de mesurer à la vie à l’aune de
son insignifiance :
« Nous faisions partie d’un tout vivant. Mais je n’aurais su dire en quoi nous étions remarquables par rapport aux asticots. Je ne disposais pas d’explications plus précises sur cette étincelle qui allume la vie, sachant pourtant que ce devait être une espèce d’explosion de la volonté. Que la vie était tout autour de nous. Sur la grève, dans le pré, la terre, la Voie lactée et sur les planètes incandescentes au-dessus de nous. C’est dans la faim que je comprenais cela le mieux. »
A la fois sèche et sensible, l’écriture de Jónasson enferme le lecteur
dans le cercle obscur de la survie, de l’existence réduite à quelques grammes
de nourriture avariée, à des bribes d’hallucinations nées de l’inanition, avec,
au centre de cet immense dénuement mutique, la lueur têtue qu’incarne la
narratrice, gardienne de son frère et de sa sœur. Entre la vie et la mort, dans
cette zone floue saturée de silence, quelque chose s’accroche : le désir
de poursuivre une « échappée chancelante dans le monde. »
———————
Jón Atli Jónasson, Les enfants
de Dimmuvik, traduit de l’islandais par Catherine Eyjolfsson, éd.
NOTAB/LIA, 11 €
Je viens de le lire. On est "étreint" par ce texte qui ne nous lâche plus. La longue marche, dangereuse et glacée, vers le litre de lait m'a fait songer à d'autres longues marches par des gens pareillement étiques et affamés....
RépondreSupprimer