Imitation Game, le biopic tourné par Morten Tyldum sur Alan Turing, est un véritable chef-d'œuvre. Un chef d'œuvre d'inanité visuelle, précisons quand même. En fait, on pourrait même croire que ce film a été produit par un ordinateur à qui on aurait dit: Fabrique un truc qui mêle l'étrangeté solitaire du génie désagréable, le tragique de la condition homosexuelle en Angleterre dans les années 50, les dégâts très importants occasionnés par l'armée allemande, le mystère rutilant d'une machine à laquelle on ne comprend rien, puis rajoute un personnage de jolie femme qui sache se mordiller la lèvre inférieure et minauder du sourcil (et faire des mots croisés), quelques supérieurs bougons mais admiratifs, des collègues agacés mais impliqués, un policier très curieux. Ah, au fait, voici le sujet: l'individu d'exception façonnant le cours de l'Histoire. Ou alors: comment une équation a fait tomber Hitler. Ce genre.
Du coup, Imitation Game ne nous épargne rien en matière de clichés. Didactique à l'excès: on nous montre des bombardements pour qu'on comprenne ce qu'est un bombardement. Lacrymal: des gros plans sur des visages d'enfants anglais qu'on éloigne de la capitale, ils sont calmes mais inquiets. Cryptique: Turing dessine des trucs qu'il scotch au mur comme le premier serial-killer venu. Tragique: Turing a donné à sa machine le nom d'un camarade de classe mort (bon, en fait, Turing avait appelé sa machine The Bomb, mais bon…)
Pourtant, la matière ne manquait pas. Mais le réalisateur s'est fixé un pari: ne jamais expliquer une seule fois la pensée de Turing, le fonctionnement de sa machine, l'impact de ses recherches. Il faut juste contempler et admirer la machine absconse construite par Turing, regarder tourner (ou ne pas tourner) ses rouages, entendre sa musique mécanique : en gros, ce que Tyldum voudrait qu'on fasse avec son film. Sauf que son montage ressemble à une construction en Lego pour enfants de cinq ans. Des plans lisses, en faux acajou, un cadre consensuel, des dialogues où l'encre n'a pas encore séché, et une musique qui fendrait l'âme si l'âme était en mousse. On est presque étonné qu'il ne nous fasse pas le coup de la pomme empoisonnée (même si on a droit à un petit couplet sur le cyanure…).
Les films sur les génies mathématiques semblent maudits, ratés pour la plupart, c'est encore pire si c'est possible que les biopics sur les écrivains – on ne peut pas dire qu'Un homme d'exception de Ron Howard était une brillante réussite, et il faut sans doute remonter à Pi de Darren Aronofsky pour approcher le pertinent. On aura sûrement droit un jour à un biopic sur Einstein, ou sur Newton, tiens. On en frémit d'avance. Parce que le problème avec les films sur les génies scientifiques, c'est que la peur de l'incompréhensible produit visuellement l'effet inverse: un lissage pathétique des aspérités. Vu qu'on ne comprendra rien à ce qui est produit par ledit cerveau, autant que tout soit clair dans la réalisation. Finalement, les Américains s'en sortent mieux lorsqu'ils filment l'itinéraire d'un crétin. Oui, on l'avoue: on attend un biopic sur Bush.