En 2006 paraissait aux éditions Quidam un livre magnifique de Kate Braverman, Lithium pour Médée, lui-même paru vingt-sept plus tôt aux Etats-Unis. Aujourd'hui, Quidam nous offre un deuxième texte de cet auteur américain bien trop rare en traduction. Puisse sa rareté souligner son excellence. Bleu éperdument: tel est le titre français de ce recueil de nouvelles qui est bien plus qu'un recueil: un kaléidoscope aux mille douleurs. Onze chapitres, onze femmes, onze sevrages au bord de la rupture, onze dérives. Kate Braverman nous raconte des femmes, souvent des mères, qui ont tenté de survivre au naufrage, à l'addiction, la solitude. On est en Californie, pays de la couleur bleu, mais on y rêve souvent à Hawaï, à une autre vie. Des portraits de femmes, donc, mais prises et tordues de l'intérieur, dont on suit et épouse les illusions, les mensonges, les stratégies de survie. Des femmes qu'on "croirait victimes d'un accident perpétuel sans nom, aux séquelles irréparables". Souvent, la femme est poète, ou a été poète, puis ça s'est mal passé, quelque chose lui a échappé, un gouffre qui s'ouvre, la drogue, un compagnon violent, un enfant qui bouleverse la donne, l'alcool, le retour à la case départ…
Kate Braverman entre dans le corps et l'esprit de ces femmes avec une empathie et une souplesse qui font du lecteur le témoin halluciné de leur dérive. Ecriture de la fragilité, du vacillement, mais aussi du souvenir faussé, du cauchemar climatisé: Braverman sait alterner détails réalistes et mirages cuisants. Comment survivre? Ces femmes, brisées par l'alcool, la drogue et l'égoïsme des hommes, tentent de refaire surface, mais sans trop déranger la surface, de peur qu'éclatent toutes ces couleurs qui toutes correspondent à des états de conscience. Comme c'était le cas avec Lithium pour Médée, l'auteur travail en peintre, et traque les nuances de l'arc en ciel jusque dans les reflets d'un verre, la gifle d'une carrosserie, le hurlement d'un bijou. Le bleu rôde, à la fois chimique et salvateur, double et traître:
"L'air était du même bleu qu'une piscine zébrée d'ombres quand les nuages traversent sa surface turquoise, quand tu subodores que quelque chose de contagieux se propage, une chose tapie, dissociée. Ne subsiste plus dès lors que cette énormité bleue infectée qui se déploie d'un air de défi. Ce bleu qui sait qui tu es et où tu habites, et qui jamais ne va l'oublier."
Ces femmes que le bleu menace, Kate Braverman ne les juge jamais. Leur désarroi et leur force ne font qu'un en marge d'une société américaine engluée dans d'aseptiques mensonges. Chant des fêlures, qui rappelle celui mis en images par un Cassavetes, qui est aussi celui de cette poésie héritée de Ginsberg, le chant de Howl, et que module de façon bouleversante et incandescente Kate Braverman:
"Erica pense aux vies des poètes américains de ce siècle. Ils sautent depuis des ponts et des navires. C'est un mois de janvier élastique, un mois de janvier tissé d'inventions dissolues, de deuils perpétuels et d'amulettes. Les poètes enfoncent leurs têtes dans les fours. Attirés qu'ils sont par le pouls de la flamme bleue. Leurs crânes sont des plazzas de chagrin et de pourriture. Ils ont au fond des yeux des entrepôts et des jetées. Il y a le déchirement atroce du cœur au moment de partir. Puis ils s'enquillent du monoxyde de carbone par la bouche. N'ont de cesse de tomber malades sous l'évangile fielleux de la lune. C'est une saison de crimes. Ils portent leurs pathologies comme on porte des guirlandes, des colliers de fleurs de frangipanier. Ils tournent en rond dans les centres commerciaux. Ils sont en quête de quelque chose d'inéluctable et n'ont jamais la moindre certitude. Alors ils font de leurs enfants des orphelins."
Lisez Kate Braverman. Ça vous changera de tous ces romans américains qu'on vous refourgue, plein d'hommes soi-disant fêlés mais sympathiquement machos, où les femmes sont belles parce que faibles, les chevaux compréhensifs et le scotch dry, les espaces vastes et les cuites viriles. Lisez Kate Braverman et entrez dans le bleu, le vrai, celui du ciel hurlé, de la dépendance à la vie — celui qui pulse quand surgit l'intolérable vérité:
"Nous, profusion de trous. Notre genre est monumental. Nous sommes l'appétit pourvu de crâne. Nous sommes amputées. Nous enfantons sans maris. Nous donnons naissance à nos bébés dans la solitude absolue, comme une espèce de de renégats. […] Peut-être sommes-nous une forme de pluie avilie?"
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Kate Braverman, Bleu éperdument, traduit de l'anglais (états-unis), par Morgane Saysana, Quidam éditeur, 20 €
a propos d'Eric Chevillard
RépondreSupprimerje viens de trouver dans la très bonne librairie Alinéa de Luxembourg ville un petit ouvrage du susdit EC
"Dans la zone d'activité", et n plus, non seulement c'est de chez Fata Morgana, mais il y a des illustrations en image (de Philippe Favier)
28 petites histoires de 2 pages environ , dont une (l'avant dernière) sur le pape "Sa gloire est celle du dernier panda" (sauf à ce que je sache, qu'on a donné une dame à cet animal...)
autre commentaire : il y avait (dans la même très bonne librairie) 3 ou 4 re-éditions de A Jarry (toutes illustrées (je crois aussi chez Fata Morgana), superbes
une année qui commence bien
Ouais ouais.
RépondreSupprimerAh, enfin ! Ce fut long tout ce temps sans Claro... il ne faut plus nous abandonner ! Allez, bonne année quand même !
RépondreSupprimerEn ce moment je suis dans le bleu de Kate, éperdument. Bel article qui lui rend justice... Merci.
RépondreSupprimerStéphane P. Un quidam...