A la perspective mégalo de
millions de lecteurs, Joyce préférait l’idée d’un lecteur lisant les mêmes
livres des millions de fois. Mais avant de trouver ce lecteur, même unique, les
livres de Joyce, et en particulier Ulysse,
durent subir les foudres de la censure, tant la société de son temps n’y
entrevoyait que blasphème et obscénité. Un livre paru récemment aux Etats-Unis
fait le point sur cette incroyable histoire à rebondissements que fut la
publication d’Ulysse. Intitulé The most dangerous book : The battle
for James Joyce’s Ulysses et écrit par Kevin Birmingham, cet ouvrage a entre
autres le mérite de rappeler la place proéminente qu’eurent les femmes dans la
lutte pour la parution d’Ulysse. Tout
a commencé sans doute avec Nora Barnacle qui demeurera à jamais l’inspiratrice
du livre, sinon la clé de sa genèse – le jour de sa rencontre avec Joyce a
désormais son célèbre « Bloom Day », ce mythique 16 juin 1904 fêté à
Dublin et ailleurs, et pendant lequel se déroule l’action du roman. Mais quatre
autres femmes – au moins – se révélèrent plus que cruciales dans la défense de
la littérature, la lutte contre la censure, et le soutien inconditionnel à
Joyce.
Il y eut tout d’abord Dora
Mardsen. Cette féministe, longtemps membre de la Woman Social and Political
Union, une organisation féministe radicale anglaise, avait créé une revue
littéraire et politique du nom de The
Freewoman. Suite aux recommandations de Rebecca West, elle entra en contact
avec Ezra Pound, qui lui fit connaître le travail de Joyce. Peu de temps après,
The Freewoman changeait de nom, devenait
The Egoist, et entreprenait de
publier des extraits du Portrait de
l’artiste en jeune homme, le roman de Joyce dont aucun éditeur anglais ne
voulait. Cette publication en feuilleton permit à Joyce de continuer d’exister
publiquement, car Dubliners ne
s’était vendu qu’à quelques centaines d’exemplaires.
Il y eut ensuite Miss Harriet
Weaver, elle aussi anglaise et grande lectrice de The Freewoman, également membre de la Woman Social and Politicial
Union. Elle sera amenée, passion aidant, par devenir l’éditrice de The Egoist. Elle n’aura alors de cesse
de publier les écrits de Joyce et de la soutenir financièrement, de façon
ouverte ou déguisée – en plus d’être pauvre, Joyce, on le sait, avait
d’importants frais médicaux pour stopper les progrès de son glaucome. Harriet
Weaver dut se battre sans cesse contre les imprimeurs anglais qui tous
refusaient d’imprimer des chapitres du Portrait,
choqués qu’ils étaient entre autres par le troisième chapitre de ce roman.
Weaver cherchera ensuite à faire publier Ulysse
en Angleterre. Virginia Woolf ayant refusé de l’imprimer – trop long, pas
sa tasse de thé … –, Weaver s’obstinera néanmoins et finira par faire circuler
le roman aux Etats-Unis. Les deux premiers tirages du livre seront brûlés par
la censure, dirigée alors par les Postes américaines, organe encore puissant
que le FBI naissant. Mais avec l’aide d’une amie, une femme là encore, une dénommée
Iris Barry, Weaver continuera de réimprimer l’ouvrage voué aux flammes et de le
faire entrer clandestinement, à la fois en Angleterre et aux Etats-Unis.
Outre-Atlantique, Joyce
bénéficiera du soutien de l’Américaine Margaret Anderson, basée à Chicago,
éditrice et fondatrice de la revue The
Little Review, proche d’Emma Goldman, « la reine des
anarchistes », dont elle publiera d’ailleurs certains discours. En 1916, Anderson s’associera avec une
autre jeune femme, Jane Heap, et le couple s’occupera à temps plein de la
revue. Très vite, les deux femmes décident de publier Ulysse en feuilletons. Les numéros sont régulièrement interceptés,
interdits, détruits. Anderson et Heap seront même condamnés à dix jours de prison
ou à une amende 100 $ – c’est une femme présente au procès, Joanna Fortune
( !), qui versera la somme pour leur éviter la prison.
Il y aura enfin Sylvia Beach, qui
après avoir ouvert à Paris en novembre 1919 la librairie Shakespeare & Co
(inspirée en cela par une autre libraire, Adrienne Monnier), décidera de
publier Ulysse en langue anglaise à
Paris. Il fallait trouver entre autres un imprimeur à la hauteur de la tâche,
car Joyce ne cessait de réécrire les épreuves – un tiers d’Ulysse sera écrit alors que le livre était en cours de composition…
Les éditions de Beach subiront à leur tour les foudres de la censure
américaine, malgré ses soins pour les faire parvenir discrètement à des
libraires anglophones.
Le livre de Kevin Birmingham vaut
le détour, ne serait-ce que pour cet hommage rendu à toutes ces femmes, dans la
mesure où souvent l’histoire de la publication d’Ulysse est associé à la ténacité d’Ezra Pound ou à la clairvoyance
de Valéry Larbaud, voire à l’entregent d’Hemingway. Certes, ces derniers firent
beaucoup pour Joyce, mais l’attitude Pound, par exemple, fut souvent ambiguë.
Il écrivit un jour à John Quinn – un riche amateur d’art qui se révéla un
personnage clé aux Etats-Unis dans la publication d’Ulysse en feuilleton puis en livre. Dans sa lettre, il invitait ce
mécène américain à créer et financer une revue littéraire digne de ce nom, dont
lui, Pound, serait l’audacieux nautonier. Mais pour Pound,
« aucune femme n’aura le droit d’écrire dans cette revue […]. La plupart des maux des revues américaines […] sont (ou étaient) dus aux femmes. »
Pound changera éventuellement
d’avis devant la pugnacité d’une Margaret Anderson. Mais le fait demeure que ce
furent des femmes, qui plus est des féministes fortement engagées dans les luttes
de leur temps – des « suffragettes », comme on disait alors
–, des femmes par ailleurs souvent proches de l’anarchisme, qui permirent
à Ulysse de retourner sain et sauf à
Ithaque. Ni Pénélope ni sirènes, elles refusèrent que des hommes décident à
leur place de la moralité de leurs lectures, de ce qui était littéraire ou pas,
obscène ou non. Et telles Molly, oui le cœur battant follement elles dirent oui
je veux Oui.
Elle n’aura alors de cesse de publier les écrits de Joyce et de "la" soutenir financièrement, de façon ouverte ou déguisée. Féminiser, oui, mais pas James, tout de même ?
RépondreSupprimerLe femme qui fit Finnegan's Wake fut Lucia, la propre fille de James Juice, muse solaire, lunaire & schizophrène, qui fut aussi son crève-cœur.
RépondreSupprimerBen oui, pour Virginia, on ne comprend pas trop, ou plutôt les raisons qu'elle a affichées ne sont peut-être pas les bonnes... Rendons hommage tout de même aux conférences qu'elle allait librement donner aux jeunes filles de son temps sur les conditions indispensables à leur émancipation...
RépondreSupprimerA signaler aux Joyciens de tout poil
RépondreSupprimerBrouillons d'un baiser (petit livre 132 p, en fait 60 pages de texte bilingue, traduit par Marie Darrieussecq) de chez Gallimard, ou les premiers pas vers Finnegans Wake
à vrai dire les tout premiers pas, car il n'est pas aisé d'en retrouver la trace dans le chap 12 de FW
A signaler aussi le "Ulysse de James Joyce" par John Cowper Powys (ed. de la Nerthe) cette dernière (re)publiant des textes rares de Conrad Aiken ou Malcolm Lowry (merci à elle)