L’abécédaire est-il un genre
littéraire ? Ce qui est sûr, c’est qu’il présente deux aspects en apparence
antinomiques. Au premier abord, il semble faciliter la tâche à l’écrivain :
la structure est toute trouvée (l’alphabétique), les « chapitres »
peuvent être courts (une ligne ou deux); le ton peut varier du philosophique au caustique ; enfin, il permet à
l’auteur de puiser dans une matière personnelle (souvenir, expérience, etc), et
surtout il peut être écrit dans le désordre le plus total puisqu’il sera
réorganisé de A à Z et qu’en prime le lecteur n’aura aucune obligation d’en
faire une lecture linéaire
Mais considérons maintenant les
problèmes qu’il pose. L’écrivain qui s’y livre doit établir une liste d’au
moins 26 mots. Mais derrière cette liberté apparente se dissimulent
d’innombrables choix. Par exemple, pour parler de la famille, me contenterai-je
d’arriver à la lettre F ou passerai-je par des relais plus retors ? Car je
peux faire escale à « Baudruche » pour parler du père, je peux évoquer la
mère en rédigeant une entrée « Poussière ». L’abécédaire conduit donc
celui qui s’y livre à élaborer des stratégies. En devenant dictionnaire de
l’intime, l’abécédaire doit également apprendre à « composer ».
Parlera-t-on des amis dans « Fâcherie », « Cimetière »,
« Argent »? En outre, ce genre pose des questions stylistiques
redoutables : on peut verser facilement dans le lieu commun, le
moralisateur, l’intimiste, on peut éprouver la tentation de la formule, du bon
mot, ou au contraire se perdre dans la réflexion, le commentaire. Bref,
l’abécédaire est plus qu’un exercice d’organisation de la pensée et du langage
(et du monde), c’est aussi un formidable révélateur de la capacité de celui qui
l’écrit à réinventer un genre qui, par sa structure même, dit déjà
formidablement le pouvoir de la langue. La première entrée du livre ne sera pas
seulement un mot commençant par A, ce sera le début du livre, et l’écrivain ne
peut pas simplement parier que son lecteur lira tout dans le désordre. Il faut
éviter sans cesse le lourd et le léger, le péremptoire et le docte, puisque
derrière le contrat se niche la forme fallacieuse (mais structurante,
obsédante) de la définition. Or il
s’agit moins dans cette entreprise de définir
que d’inventer de nouveaux contours. Autre risque : celui que le lecteur, face à une structure pour
ainsi dire mobile, ne lise pas tout, saute certaines entrées – le mot ne
l’inspire pas, l’entrée lui paraît trop longue, moins pertinente, etc.
Toutes ces raisons permettront
d’apprécier à sa juste valeur Fragments
du dedans de François Bon, publié il y a peu chez Grasset dans la collection
« 26 ». Non seulement Bon réfléchit à plusieurs reprises sur la
matière même de langue, des lettres, de l’alphabet, mais il en joue avec malice – ainsi, équilibre a droit à 3 entrées; mot figure avant mort –, et parvient à croiser le privé et le public, le
souvenir et l’analyse avec une souplesse d’esprit et de style qui confère à son
livre une respiration peu commune. Le lapidaire y côtoie l’extensif, la
contradiction y prend ses aises, le doute s’y taille de belles portions, la
franchise montre la voie.
Cent cinquante quatre entrées pour explorer un
« cosmos du dedans » où clé à
molette et nouilles peuvent se
révéler des entrées aussi pertinentes (et percutantes) que lettre et inconnu. Le
maître mot du livre, sans doute, sa cheville ouvrière et libératrice, un mot qui
d’ailleurs n’est pas une entrée, c’est « on », ce « on »
qui figure dans le nom de l’auteur mais que ce dernier sait manier avec une
intelligence rare. Non pas un « on » de majesté ou un « on »
impersonnel, mais un « on » de partage, qui rend son livre
profondément généreux.
Comment lire Fragments du dedans ? Dans l’ordre, le désordre ? En y
créant de nouveaux chemins ? Par affinités lexicales ? Au
hasard ? A défaut de réponse, citons Bon à l’entrée "géographie" :
« Le rapport que vous avez à la géographie est celui de la superposition des cartes. Le problème que vous avez avec la géographie, c’est de n’être pas toujours dans la bonne carte, quand tout le monde vous voit pourtant au bon endroit. D’autres fois le contraire : on est sur la bonne carte, mais si loin. La géographie est belle quand elle vous aide à découvrir. Quoi. Elle-même. »
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François Bon, Fragments du dedans, éd. Grasset,
coll. 26, 18 €
babiole bibelot bille bail bagne bille boue bise base brisant barque banquise balle baiser en dérivant sur le b j'ai rêvé des baisers qui l'atteignaient comme des balles la laissant à chaque salve éperdue dans un au-delà de cette limite vous ne connaitrez de chagrin qu'amoureux ou la mort.
RépondreSupprimerMagnifique ! Merci Claro !!!
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