mardi 20 janvier 2015

Espitallier, mécano du particulier

Salle des machines: tout recueil de poèmes digne de ce nom pourrait faire sien ce titre. Boîte à outils conviendrait également, mais la machine a l'avantage d'être célibataire, alors que l'outil ne saurait que se dépouiller de sa lame après avoir oublié son manche. Salle des machines: c'est donc le titre choisi par Jean-Michel Espitallier pour ce recueil – ce rassemblement? – de textes parus entre 1995 et 2004 (les premiers textes ayant été écrits en 1984 et 1994), ce montage de "pièces détachées, exilées de différentes époques". En mécanicien de l'anaphore et de la reprise, Espitallier nous ouvre les portes de son "grand bazar", avec des textes empreints/emprunts de Rimbaud, Cendrars, Larbaud, des "retours de pays chauds" où l'article se fait rare et le mot rare rouage :
"Entonnoir des verveux
Écluse à crémaillère
La nuit
Les bois flottés s'écaillent aux biefs

Un vieux romanichel mène rouir son chanvre
La nuit – anguille arquée
Phosphores"
Les textes qui constituent "En guerre" font, eux, fonctionner la liste, qui est à la fois accumulation, saturation, ruissellement, information se dévorant elle-même, récit hypnagogique où le lecteur devient pure instance d'énonciation, relais radio des choses devenues mots. La rhétorique y est également convoqué, afin de faire dégorger le discours dialectique:
"Nous sommes l'axe du bien. Nous faisons le bien et portons le bien au mal qui fait du mal au bien. Nous sommes l'axes du bien. Nous sommes l'axe du bien en lutte contre le mal. Contre l'axe du mal. L'axe du mal fait le mal où se trouve le bien. Nous sommes l'axe du bien en lutte contre le mal."
"Le Théorème d'Espitallier II"  travaille d'autres formes: la négation ("le rein n'est pas un animal, la gigogne n'est pas un animal" etc.), la première fois ("c'est la première fois que j'utilise un pot au lait dans un poème"…), l'énumération (liste de tous les Jean-Pierre connus), l'algèbre (multiples "histoires de jusqu'à 15").

Il y a quelque chose de profondément enfantin dans la poésie d'Espitallier. Alliant la fausse naïveté au systématique détraqué, ludique jusque dans la dénonciation, il prolonge à sa façon l'héritage de Prévert (poète plus politique qu'on ne le pense) pour s'avancer sur le territoire miné de la performance. La salle des machines célèbre les noces du mécano et du saboteur, ce double devenir dont rêve l'enfant quand il découvre que le langage est piégé. Moralité:
"La gamme n'est pas un animal."

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Jean-Michel Espitallier, Salle des machines, collection Poésie / Flammarion dirigée par Yves di Manno, éd. Flammarion, 18 €

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