Monologues de la boue : le titre du premier texte de
Colette Mazabrard met la parole au centre de la matière, une matière gorgée de
pluie, que la narratrice va arpenter, au rythme de trois étés successifs,
d’abord dans le nord-est de la France, puis plus bas, à l’ouest, et ce jusqu’à
Compostelle. Pèlerinages d’où le salut sans doute est exclu, même si la langue
qui les dit accomplit à merveille ce vœu, exprimé à un moment au détour d’un
chemin : « travailler à affirmer la beauté ».
La beauté, on la
trouvera à chaque page, à chaque phrase, au cours ces marches initiées par une
rupture, et qui pousse celle qui parle à aller de l’avant, sous une pluie
incessante, comme si le déluge promis par Rimbaud s’était enfin emparé des
êtres et des sols, Rimbaud que Mazabrard cite au début de son texte et qui
accompagne secrètement son errance, de café tapageur en illumination. Une femme,
donc, marche, sur la boue des chemins, cherchant elle-même à « devenir boue »,
à se « remplir du chemin », dans le jour et la nuit, la campagne et
les bois, parmi les « cris d’animaux qui laissent au réveil une
empreinte ».
Elle marche et voit, regarde,
boit le paysage, retient les mots entendus, les cris perçus, sensible parce
qu’écorchée par une amour perdue qui lui a dit que « le monde est
vaste ». Mais le monde n’est pas vaste, il est gris, tortueux, son argile
défoncée par les bombes anciennes, le monde est froid et pourtant c’est l’été,
c’est ainsi, quand l’amour blesse il n’est plus de soleil, alors il faut
avancer. C’est un pèlerinage et ce n’est pas un pèlerinage : on ne devient
pas pèlerin de son chagrin, on cherche plutôt la « répétition rituelle qui
efface et réécrit les autres habitudes », où « pleurer le grand
chagrin de cette perte ».
Mais ce serait une erreur que de
réduire, comme sur une carte, l’immense fourmillement sonore de ce texte à la
blessure d’une perte. A chaque paragraphe-ronce, à chaque mot pesé et déposé
sur la page avec la délicatesse des rages humbles, l’auteur s’offre tout
entière à la nature qu’elle traverse en « bête des bois », y puisant
non pas des forces mais de plus profondes ressources, la matière même de sa
langue, qui change toute chose en discrète épiphanie, en fragments
d’illumination. Tantôt elle est « réveillée par le rot rauque d’une biche
idiote », tantôt elle voit « une péniche [qui] semble glisser sur les
champs » ; et si elle voudrait que sa quille éclate, elle préfère
s’oublier dans la tête d’un soldat sans sépulture « devenu argile, glaise,
hanneton ».
Monologues de la boue : mais
si la boue, par la bouche étouffée de douleur, parle, c’est aussi afin de
partager, au plus aigu de la solitude, une expérience, et de transmuer cette
expérience en un poème éperdu de rythme – ainsi commence le texte :
« Tu songes au ciel et aux labours gras devenus plomb noir, sous un vent auquel rien ne vient dresser obstacle. »
Le vent ? Ou l’écriture, qui
souffle ici sans cesse, hachée en apparence, comme fragile, heurtée et pourtant
riche d’un insolente résistance. Le vent ? Il est peut-être la réponse à
la boue, car il vient de loin jusqu’en ces lieux, il est passé par Rimbaud mais
aussi Claude Simon et Thoreau. Si la terre est ce qui retient, aspire –
« Humilité ? Devenir humus » –, le vent, lui est la musique
offerte en salvation à l’être en chagrin :
« Paysages ingurgités. Ceci est mon corps. Innutrition de paysages. Vrombissement du vacher sous son large chapeau, son étrange conversation avec ses bêtes rythmées par son pas lent, ample. Le vent. Le vent. »
Suivez, suivez dès aujourd’hui
Colette Mazabrard sur les chemins de l’écriture : vous ne pourrez
qu’entendre le chant, généreux et têtu, d’une prose tout entière éprise d'une
« nouvelle vigueur".
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Colette Mazabrard, Monologues de la boue, Verdier, 13 €
Convaincue.
RépondreSupprimerOn y va.
Magnifique livre! Et qui, une fois de plus, m'a remis en mémoire les mots de Heinz Wismann: "Si je peux subvertir le langage, le métaphoriser, lui faire dire des choses qu'il ne peut pas dire de lui-même, c'est bien parce que j'ai en moi cette indétermination radicale, qui est pour moi un besoin existentiel, non d'affirmer l'indétermination et de m'y complaire, mais de m'inscrire, grâce à des déterminations successives, dans un univers peut-être intégralement déterminé, mais par rapport auquel je reste relativement libre."
RépondreSupprimerpour info, il s'agit de son deuxième roman, le premier "Brez cinéma" a été publié par une petite maison d'édition (Noviny 44) en 2011
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