Un jour, lors d'une interview télévisée, l'écrivain américain James Baldwin
réfuta la notion de "blancheur". Le journaliste trouva que c'était
pousser le bouchon un peu trop loin. James Baldwin fit alors cette
réponse
puissante et lumineuse :
« Si vous insistez pour être blanc, je n’ai d’autre alternative que d’être noir. »
Dans son livre Refuser d’être un
homme, qui regroupe des textes écrits en gros entre 1975 et 1985, John
Stoltenberg explique en quoi l’assertion de Baldwin l’a aidé dans sa démarche
féministe : il ne veut pas insister pour être un "homme", au sens de
représentant et acteur de la suprématie masculine. Certes, il a conscience
qu’il est délicat de tenir un discours féministe dès lors qu’on est un homme
mais sa position lui permet en revanche, ainsi que le souligne Christine Delphy
dans son avant-propos à l’édition française de Refusing to be a Man, de parler du point de vue de quelqu’un qui
connaît « les stratagèmes de domination » forgés « consciemment »
par les hommes.
Le texte de Stoltenberg aura mis presque trente ans à trouver un
éditeur français. Au vu de ses thèses et de la résistance auxdites thèses, on
n’osera guère s’en étonner. Compagnon de la féministe radicale Andrea Dworkin,
John Stoltenberg a écrit, avec Refuser
d’être un homme, un ouvrage essentiel et percutant, prenant à bras-le-corps
les principaux problèmes liés à la suprématie masculine.
Partant du principe que l’identité sexuelle n’est ni une réalité ni un
état de nature, mais une idée, ou pire, une foi, partagée de façon tacite par
ses fidèles – alors que nous sommes, pour reprendre l’expression d’Andrea
Dworkin, « une espèce multisexuée » –, il pose d’emblée la question
qui lui semble synthétiser l’impunité de cette foi : pourquoi des hommes
violent-ils ? Il est clair pour Stoltenberg que « notre identité de
genre est le résultat et non la cause des valeurs violentes de notre
conduite ». Cette histoire de
genre est ici cruciale, car pour l’auteur, « les pénis existent ; le
sexe masculin, non ». Mais l’équivalence établie entre la réalité physique
(le pénis) et le fantasme (le sexe masculin) crée la dimension virile
qui passe par l’objectification sexuelle de la femme, laquelle consiste
globalement à « pornographier l’autre ». Partant de ce constat,
Stoltenberg nous invite « à devenir [nous] aussi des traîtres érotiques au
système de la suprématie masculine ».
La question de l’objectification sexuelle est centrale dans la
réflexion de Stoltenberg, car pour ce dernier « la sexualité masculine
sans l’objectification sexuelle demeure un impensé ». Et cette
objectification sexuelle, en outre, doit être considérée comme un acte, et pas
seulement comme un fantasme, d’où la critique passionnante que fait l’auteur de
la pornographie, bastion économique du sexisme, et dont la ruse ultime
consiste à « rendre sexy le
sexisme », interdisant de fait toute possibilité d’une éthique de soi.
Mais la pornographie n’est pas le seul agent de la formation des mâles. Les
relations père-fils interviennent bien évidemment :
« D’une certaine façon, tout homme apprend au cours de sa vie à ajuster son entière sensibilité érotique et émotionnelle – et, partant, sa volonté – à un projet d’appropriation. »
On comprendra, à la lecture de
ces chapitres engagés et pénétrants, que, pour l’auteur de ces essais, la liberté
sexuelle n’est pas encore advenue, dans la mesure où le phénomène qui en prend
la fallacieuse apparence fait grassement l’économie de la « justice
sexuelle » et encore plus grassement le jeu de l’objectification sexuelle
(dégradante pour les femmes, réconfortante pour les hommes).
Stoltenberg se penche également sur la menace que ressentent les
hommes devant le désir d’autonomie des femmes face à la procréation. Selon lui,
l’insécurité masculine viendrait entre autres de ce que les hommes sentent que
si leur mère avait eu le choix, ils n’existeraient peut-être pas ; et que
si leur femme avait le choix, leur fils peut-être ne verrait pas le jour. Or l’homme
considère le fils comme une sorte d’extension phallique de son être.
On conseillera donc vivement la lecture de ce livre à tous les êtres
dotés d’un pénis, et en particulier à ceux qui éprouvent une certaine
appréhension à l’idée de lire des écrits féministes. Le choc n’en sera que plus
violent et, qui sait, d’autant salutaire.
La pensée du genre, dans sa dimension contestatrice, et parce qu’elle
se heurte à un pouvoir et à des enjeux économiques colossaux reposant quasi
exclusivement entre des mains « viriles », entre des puissances que
Stoltenberg qualifie de « superbites », cette pensée reste
aujourd’hui, et pour longtemps encore, sans doute, la pensée la plus ardue et la plus avancée de
la tâche révolutionnaire quotidienne. Car où en est-on actuellement ?
Laissons le mot de la fin à Stoltenberg, en goûtant à sa juste et ironique
valeur la pertinence de son propos :
« La présence ou l’absence d’un pénis assez long est le principal critère départageant ceux qui grandiront comme homme ou comme femme. Et un des éléments ironiques de ce triage tout à fait fantaisiste et arbitraire est le fait que n’importe qui peut pisser assis ou debout. »
Les superbites feraient bien de s’asseoir et réfléchir un peu…
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John Stoltenberg, Refuser d’être
un homme – Pour en finir avec la virilité, avant-propos de Christine
Delphy, Mickaël Merlet, Yeun L-Y, Martin Dufresne, ouvrage traduit de l’anglais
(quasi bénévolement) par ces trois derniers, éditions Syllepse (Paris) et M
éditeur (Québec), coll. Nouvelles Questions féministes (2013), 22 €
Je ne sais si je suis féministe ou phallocrate, culture et nature ne s'équilibrent pas, la culture et ses produits présentent des avantages, des vertus, un défaut : la culture dénature jusqu'au genre et identité, à partir d'un nouveau style d'exhortation et de nouvelles procréations. A quand l'enfant modifié?
RépondreSupprimerMxO
RépondreSupprimer:)
RépondreSupprimerMerci pour ce billet !
RépondreSupprimerPtite coquille au début, Christine DelpHy. Qu'il faut lire et relire impérativement, d'ailleurs. Et comme on est sur un blog littéraire, j'ajoute que sa plume féministe est un régal d'ironie et de mordant, d'une grande qualité, ce qui facilite la digestion de son incontournable travail théorique et militant.
Et sinon, j'espère qu'un jour on pourra lire ici des billets sur l'oeuvre de fiction de Monique Wittig (éditée par Minuit dans les années 60-80) !
Merci beaucoup de cette lecture, très emphatique, de notre bouquin, dont nous espérons qu'il nourrira d'autres dissidences actives et proféministes.
RépondreSupprimerJe regrette toutefois votre choix d'illustration: les "super-bites" ont plusieurs tactiques de consolidation et d'extension du patriarcat, dont celle de s'approprier le féminin, comme la rappelle Sheila Jeffreys dans son dernier brûlot, "Gender Hurts".
Les censeurs affiliés à l'idéologie transgenriste s'inscrivent dans la lignée directe des libertariens sexuels qui ont toujours combattu Stoltenberg et Andrea Dworkin.
D'accord avec Ben sur l'importance de Monique Wittig - et pas seulement dans son oeuvre de fiction: "La pensée straight" est un ouvrage indépassé, qui a nourri le travail de Léo Thiers-Vidal, un autre proféministe radical, comme nous.