mardi 13 janvier 2015

Babel et Caïn ::: La terre sous les ongles, d'Alexandre Civico


La terre sous les ongles, premier roman d’Alexandre Civico, pourrait être le récit d'une fuite. On y verrait un homme monter dans une voiture et rouler, rouler, direction le Sud, l’Espagne, Cadix, avec dans son coffre quelque chose. L’homme est las, seul, comme si la fin du monde ne le concernait plus. Ou ce pourrait être l’histoire d’une famille, celle d’un père ayant quitté Cadix pour émigrer en France, où il ferait alors venir sa famille, il y aurait des enfants, et les enfants grandiraient, ils apprendraient un autre pays, et le monde du travail se chargerait de les mettre au pas, on suivrait alors la trajectoire d'un des enfants. Le roman serait celui du souvenir, il tournerait autour du père comme une eau sale hésitant à s’engouffrer dans la bonde, avec en prime une sale pépie. Tout cela, La terre sous les ongles pourrait l’être, et l'est sans doute, mais il lui manquerait quelque chose, ce serait la terre sans les ongles, ou les ongles sans la terre. Car le véritable nerf du livre, qui en fait bien plus qu’un « road-book », qu’une télémachie forcenée, c’est la langue, pas seulement celle du livre, qui claque, gifle, écrase, malaxe, enfonce, mais celle dont il est question à intervalles réguliers et compulsifs, aux multiples visages : langue du père, langue du fils, andalou, français, castillan, espingouin de Cadix, arabe, en passant par tous les sabirs que forge l’apprentissage, que déforme la honte, qu’encrasse l’habitude
 
Le rapport à la langue, dans La terre sous les ongles, est carné. Il est douloureux. C’est un écorchement, une friction. L’espace lui-même en subit la tourmente, et voilà la narrateur contraint de « transpercer la France », voilà que conduire la nuit n’est plus qu’une « plaie ouverte, purulente. [Les] yeux suintent à scruter l’obscurité. » Défilent alors les parlers d’une terre déchue. Un Galicien jacte « comme s’il mastiquait ses foutues pommes de terre ». Les Français mâchent « la langue de l’ordre », « trop épaisse, ; comme une énorme tranche de pain de mie », et qui, parvenue à ras de terre, dans la bouche des travailleurs, « a disparu, a fondu, dans un potage arabo-italo-portugais ».La langue est une épopée pâteuse, transmise à la louche, et chaque lampée a un sale goût. On est ce qu'on parle, et quand on change de langue, on dérape, on apprend à déraper. Déraper encore, déraper mieux?
Le narrateur a certes appris le français, mais il lui reste l’accent des origines, la petite coloration livide qui trahit ce qu'il prendrait presque pour une maladie. Il sera taciturne, mutique autant que possible, « sa langue, dans sa bouche, repliée comme un linge sec ». Même la langue des livres demeure insaisissable :
« [Les livres] flottaient dans l’air, dans la maison. Leur présence n’était que symbolique, ils n’avaient pas en ce lieu d’existence physique. Ils étaient comme Dieu, comme un gaz, une odeur. »
Tour à tour aliment, femme, animal, minérale, la langue d’emprunt, l’adoptée, l’honnie ronge le narrateur. C’est à travers sa maîtrise, vécue à la fois comme une trahison et une imposture, qu’il éprouvera son rapport à l’autre, à la société. L’histoire de la lutte des classe serait-elle l’histoire de la lutte des langues ?  La terre sous les ongles accumule les images pour dire la réalité anatomique, gustative, étouffante de la langue. Le récit lui-même est écrit à la deuxième personne du singulier, comme si l’histoire s’adressait au narrateur, n’osant se fondre avec lui, lui refusant jusqu’à ce sacrifice.
Sacrifice. Ce livre est aussi le livre des sacrifices. Le lecteur découvrira lesquels, page après page, à mesure que le récit s’en reviendra sur ses traces, effaçant/ressuscitant tout ce qui compose une vie d’homme, aussi saccagée soit-elle. L’éternité s’en est allée depuis longtemps avec le soleil – reste peut-être la mer. 
C'est l'histoire d'un homme qui trimballe quelque chose. Dans le coffre de son crâne cahotent des souvenirs. Il faut parfois en finir avec ce qui nous empêche de commencer. En 96 pages, Alexandre Civico taille dans le vif avec des phrases qui sifflent aux oreilles comme une lame cherchant sa cible.

RENCONTRE EN LIBRAIRIE AVEC ALEXANDRE CIVICO DEMAIN SOIR MERCREDI 14 JANVIER A 19H30 A LA LIBRAIRIE CHARYBDE (129 RUE DE CHARENTON, 75012) en compagnie de Sylvain Coher, auteur de Nord-Nord-Ouest (Actes Sud). VENEZ TRÈS BEAUCOUP.
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Alexandre Civico, La terre sous les ongles, éd. Rivages, 96 pages, 15 euros – en librairie demain
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Illustration, © Mikko Lagerstedt

1 commentaire:

  1. Où il est question de la langue, des langues même avant tout comme déterminant social, cette langue, ces langues que l'on fabrique, qui nous façonnent. qui resteront souvent barrières sociales.
    mais aussi cette langue qui libère, si l'on fait le choix des mots, si la force de la sémantique entaille ce qui fera notre pensée. Merci pour cette glèbe inoubliable

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