lundi 19 janvier 2015

L'impression de quitter la Terre: le Rapport Pilecki

De septembre 1940 à avril 1943, soit pendant presque mille jours, Witold Pilecki quitte "la Terre". C'est ainsi que ce capitaine de cavalerie, cofondateur d'un réseau de résistance (l'Armée Secrète Polonaise), appelle le monde des vivants. Il quitte la Terre parce qu'il part pour Auschwitz. Mais à la différence des autres détenus de cet enfer, il y va de son plein gré, et c'est son expérience et son combat quotidien que raconte Le Rapport Pilecki, traduit pour la première fois en français, et qu'a publié il y a peu l'éditeur Champ Vallon.

"Déporté volontaire": Pilecki se fait prendre volontairement dans une rafle afin d'être déporté à Auschwitz, alors réservé aux Polonais, pour y organiser la résistance et préparer la révolte. La résistance, il va certes l'organiser, mais à un niveau discret, sans cesse recommencé, et ce sera avant tout la résistance à la mort, au renoncement. Quant à la révolte, Pilecki comprend assez vite qu'organiser un soulèvement massif au seins d'Auschwitz ne sera pas possible. 

Est-ce parce qu'il est là de son plein gré qu'il résiste mieux que d'autres? Est-ce l'importance de sa mission qui lui permet de vivre comme s'il pouvait, comme s'il allait, comme s'il devait survivre? Le fait est que ce Polonais, animé d'une farouche énergie, comprend très vite le fonctionnement du camp, et quelles stratégies, quelles ruses, quelles manigances sont nécessaires pour être assuré de vivre dix minutes, dix heures, dix jours de plus, et ce sans pour autant collaborer avec le Nazi,  sans entrer dans ce que Primo Levi appelait la "zone grise". Pilecki écrit donc un rapport, il se concentre sur le factuel, ce qu'il voit, apprend, déduit. A peine arrivé à Auschwitz, il éprouve le choc :
"C'est le moment où j'ai eu l'impression de quitter la Terre, de rentrer dans un autre monde. Je ne dis pas cela pour faire littérature. Au contraire, pour décrire ce monde, je n'aurai pas besoin d'employer des mots superflus, j'irai directement à l'essentiel."
Il comprend aussi que la survie est affaire de chance, de hasard, même si l'entraide est cruciale – et c'est cette entraide qu'il va renforcer à travers des réseaux de résistance, par groupes de trois hommes. Mais s'il écrit un rapport, il se voit mal taire se sentiments sur l'horreur, l'humain, l'immensité du carnage. Et il témoigne régulièrement de la métamorphose imposée au détenu par les SS:
"Nous étions refaçonnés intérieurement. Le camp jaugeait chacun d'entre nous, testait le caractère de chacun: certains ont glissé dans un égout moral, d'autres ont vu leur personnalité étinceler comme du cristal. Nous étions refaçonnés par des instruments tranchants. Les coups, les blessures endolorissaient nos corps, mais, dans nos âmes, ils trouvaient un champ à labourer. Nous sommes tous passés par cette transformation."
Plus d'une fois, Witold Pilecki frôlera la mort. Plus d'une fois il se sentira vaciller au bord du gouffre. "Mon état d'esprit se dégradait dangereusement", écrit-il à un moment. "Perdre le sens même de la lutte signifiait s'abandonner au désespoir". La conscience même de ce glissement est alors salavatrice: "Quand j'en ai pris conscience, je me suis senti mieux". Et Pilecki de se battre sans cesse: contre les coups, les menaces, les maladies, les privations. Avec les mots. Puisqu'il s'agit non seulement de résister, mais de témoigner.

Son rapport est détaillé, chronologique, et l'éditeur a pris soin d'adjoindre à son récit des encadrés qui développent certains points (l'orchestre d'Auschwitz, la correspondance, les "Sonderkommandos", etc.). C'est un document exceptionnel, pas seulement par les lumières qu'il jette sur l'abjection, mais par la volonté de résistance qui l'habite, l'altruisme immense qui le traverse. Finalement, Pilecki décide de s'évader. Et il y parvient, même si, comme il le dit:
"S'évader était un art: il fallait le faire sans compromettre les autres."
Que restait-il à faire à Pilecki après s'être enfui d'Auschwitz? Il participa à l'insurrection de Varsovie d'août-septembre 1944, puis lutta contre le régime communiste, qui finit par l'arrêter, le condamna pour espionnage et le fusilla clandestinement en 1948. Mais entretemps, pendant l'été 1945, Pilecki avait eu le temps d'écrire ce "rapport" d'une humilité et d'une puissance exceptionnelles.

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Le Rapport Pilecki, déporté volontaire à Auschwitz, 1940-1943, traduit du polonais par Urszula Hyzy et Patrick Godfard, notes historiques d'Isabelle Davion, postface d'Annette Wieviorka, éd. Champ Vallon

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