vendredi 16 janvier 2015

Le mouvement perpétuel est une zone sensible

Aujourd'hui, qu'a-t-on pour 13 € ?  Une heure de travail accomplie par un saisonnier polonais récoltant des tomates. Un bon gigot, mais de provenance incertaine. Une coupe de cheveux potable (mais sans gel). Une capsule de champagne Baroni N°4. Un piquées-main perles de riz turquoise vert de six millimètres dont franchement on n'a rien à battre. Bref, tout ça manque cruellement d'ambition. Alors cherchons encore un peu. Mais surtout, trouvons. Oui! Imaginez que pour la modique somme de treize euros vous puissiez acquérir ce dont l'humanité rêve depuis que la roue a inventé l'eau tiède. Imaginez que pour treize euros vous puissiez tout simplement vous offrir… le mouvement perpétuel. Ah. Voilà qui vous en bouche un coin. Encore une extravagance, pensez-vous en haussant des yeux qui peinent à distinguer, au fond du ciel, les formes géométriquement discutables de la divinité (zut, c'est encore un satellite). Pourtant, ce n'est pas un canular. Le mouvement perpétuel existe. Il a même été découvert, inventé et réalisé par Paul Scheerbart, qui non seulement expose, révèle et détaille sa découverte mais nous permet en outre de la dupliquer, vérifier, admirer.

Pour cela, c'est très simple. Achetez Perpetuum Mobile, de Paul Scheerbart, que viennent de publier (en traduction) les indispensables éditions Zones Sensibles. Orphelin comme ses dix frères et sœurs, titillé par la vocation, à défaut de la position, du missionnaire, Scheerbart, née en 1863, finit par s'adonner à la critique d'art mais dilapida tout son héritage et sombra un temps dans la boisson, vice fatal s'il en est. Ebranlé par le sort et ses coups tel un clou capitulant sous les arguments du marteau, Scheerbart en conclut qu'il valait mieux écrire des romans populaires, ainsi que le lui suggérait son épouse, qu'il appelait gentiment "Ourse", car l'amour est ainsi fait qu'il fait de nous des animaux sensuels. Mais comme écrire des romans est une activité assez vaine, Scheerbart mit son génie au service de l'invention pure et dure et finit, non sans difficulté, par mettre au point un système de mouvement perpétuel, histoire de montrer à ses contemporains que la vie a, sinon un sens, du moins une certaine propension à la persistance.

Perpetuum mobile est le journal de bord de cette invention. A première vue, tout ça peut paraître fantaisiste. Et pourtant, au fil des pages, le lecteur frémit, vacille, cède sous la pression de la conviction. La stupeur, une fois parvenue à son comble, laisse la place à la révélation. Scheerbart, malgré son côté Cosinus, a réussi l'incroyable. Et comme les éditions Zones Sensibles ne sont pas du genre à laisser le lecteur sur le bord de la route et en caleçon à pois, elles fournissent avec le livre un kit d'assemblage du mouvement perpétuel, avec schéma, roues prédécoupées, pop-up, etc.

Vous pensez bien que j'ai voulu aussitôt monter le bidule. J'ai un peu galéré au début mais comme je suis du genre persévérant, j'ai persévéré. Eh bien, sachez que ça marche. Le mouvement perpétuel existe bel et bien, et il est beau, il est bon, il est juste, il roule des hanches et rit des yeux, c'est la périphérie devenu centre, l'inutile érigé en nécessité, la chance de votre vie. Imaginez une fellation mécanique assortie de roues délicieusement dentées. C'est un exemple, hein, ne vous emballez pas outre mesure. Mais franchement, ça vaut le coup et ça impressionne. D'ailleurs, Scheerbart avait entrevu les révolutions que provoquerait sur terre son mouvement perpétuel:
"L'homme aisé fera rouler derrière lui son potager et ses étables à cochons ou à bœufs – le perpé ne coûte pas cher – il durera aussi longtemps que les roues tiendront. Il faudra donc s'attendre, dans les premiers temps, à un véritable démembrement des différentes patries."
Même si vous navet – pardon: même si vous n'avez pas de potager, l'expérience vaut le détour. A vous de jouer, donc. De toute façon, on est vendredi, alors ne me faites pas croire que votre ambition première est de bosser comme un cyber moujik. Vous m'avez très bien compris: c'est le moment de refermer le couvercle de votre ordinateur et de sortir dehors. Et une fois dehors, faites comme si vous étiez vous-mêmes animé par un mouvement perpétuel: entrez dans une librairie.

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Paul Scheerbart, Perpetuum Mobile, l'histoire d'une invention, traduit de l'allemand par Odette Blavier (et Hélène Morice pour la Préface), éd. Zones Sensibles, 13 euros

2 commentaires:

  1. Dehors est rempli de français qui parlent une langue bizarre, laquelle se dérobe à ma compréhension sans compter sur le froid glacial qui s'insinue dans l'étoffe, le tout insistant à faire croitre le gain sur un capital important composé uniquement d'actions et titres paranoïdes hérités d'un vieil oncle .

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  2. « Vous êtes tous si fatigués - pour cette seule raison que vous ne concentrez pas toutes vos pensées autour d’un plan très simple, mais vraiment grandiose. », Scheerbart, cité par Walter Benjamin (http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2012/12/walter-benjamin-experience-et-pauvrete.html)

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