Il s'est joué chez Beckett une histoire de la langue: l'écriture, après avoir erré du côté de l'admiration (Joyce), de la critique (Proust), du silence, s'est arrêté au seuil du roman et de l'anglais pour, après apprentissage d'une certaine rouille linguistique, verser dans le changement de régime. Non plus écrire dans sa langue, et pas seulement dans une autre, mais l'une avec l'autre, par le prisme de cette violence infligée qu'est l'auto-traduction. Mais avant de se traduire lui-même (corps + texte), Beckett a fait ses armes avec d'autres. Que traduire quand une langue autre vous appelle? Rimbaud? Bien sûr. Mais aussi: "Zone", d'Apollinaire. Un poème venu de la prose, qui s'affranchit de la ponctuation et des métriques anciennes pour relancer la donne des illuminations et mettre les mains dans le cambouis du modernisme à naître. Mais la langue d'Apollinaire est piégée. Et "Zone" est le fil à retordre qui va permettre au cambrioleur Beckett d'entrer en effraction dans ce français encore à inventer où, plus tard, balbutiera l'innommable.
"Zone", c'est 1913, l'année du Sacre du Printemps, du scandale, de la pré-boucherie. Il figure dans le recueil "Alcools". Mais comment traduire cet "alcool"? Spirits? Cocktails? Alcools? Tous les traducteurs de "Zone" se cassent les dents sur ce verre fait d'une résistante et transparente matière. Beckett, lui, s'infiltre dans le sable du vers, il l'entend et le laisse recommencer. Un exemple. Il traduit:
“C’est le beau lys que tous nous cultivons / C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent”
par
“It is the fair lily that we all revere / It is the torch burning in the wind its auburn hair.”
Il réinvente la fausse rime vons/vent par celle de vere/hair", et offre (en français?) cet "auburn" qui lui garantit la persistance du feu promise par la torche.
Autre exemple, inaugural s'il en est, et ô combien fondateur, bien que marqué par une clôture absolue: le premier vers de "Zone":
"A la fin tu es las de ce monde ancien."
"You are tired at last of this old world", écrit Roger Shattuck; "You’re tired of this old world at last", tente Ron Padgett. Mais Beckett – comme après lui Charlotte Mandell et William Meredith – n'hésitent pas. Il faut commencer par "In the end". Le vers commence par cet épuisement absolu, et aucun "at last", ne saurait convoyer ce bout-de-souffle. Ce n'est pas "enfin". Car la fin est déjà là, terreau d'un nouveau départ – et "Zone" de s'achever par ces cinq syllabes bégayantes:
"soleil cou coupé"
Comment traduire le pli/la reprise? Comment arriver là, à cette fin qui est césure, répétition, cette fin où sous prétexte d'image florale (vraiment? un tournesol?), Apollinaire réinvente tout, et à commencer par la diction, en cinq petit pas contre le palais qui sont ses lolitas à lui.
Les solutions (au sens chimique?) abondent en langue anglaise: "Decapitated sun —” (William Meredith); “The sun a severed neck” (Roger Shattuck) ; “Sun slit throat” (Anne Hyde Greet), “Sun neck cut” (Charlotte Mandell); “Sun cut throat” (Ron Padgett). Pour Beckett, ce sera: “Sun corpseless head”. Dira-t-on qu'il a fait mieux que les autres? Sûrement pas. Le "'sun slit throat" de Greet est magnifique, avec ses allures allitérantes de déclinaison. Le "sun neck cut" de Mandell, qu'il faut articuler et perforer en bouche, approche la perfection. Mais le "corpseless" beckettien nous en apprend plus sur "oh les beaux jours" que mille kilos de glose… On ne juge pas une traduction au vers près. Les épiphanies n'existent qu'au prisme du long cours, c'est la leçon première de la traduction: on trouve non pas en cherchant mais en repérant l'inclinaison de la pente. La gouttelette connaît le vent; elle découvre la vitre. On trouve en tombant.
Prenons ce vers de "Zone":
"Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule."
Il semble aller de soi, et pourtant, le lisant, on le sent insecte, fait de segments différemment articulés qu'un simple énoncé, car quelque chose en lui se décale, se cherche. Essayez de le traduire en anglais. "Now you stride alone through the Paris crowds" (trad. Greet"); "You are walking in Paris alone inside a crowd" (trad. Revell"). L'ordre engendre le désordre. Essayez maintenant de le traduire en français: "Tu marches maintenant tout seul dans Paris, seul, parmi la foule"? Trop tard, la poésie est déjà traduction, et le traducteur, qu'il le veuille ou non, est parmi la foule, dans Paris, marchant, seul, peut-être. En tout cas: Maintenant. Car traduire, c'est habiter ce "maintenant" qui a pris la peine de voyager. C'est vivre dans la "zone".
Mais qu'est-ce qu'une zone? Le sait-on seulement? La langue le sait-elle. D'Alembert, plus proche d'Apollinaire que nous de Rimbaud, a son idée là-dessus:
"Domaine limité dans lequel se produit un phénomène, s'exerce l'action de quelque chose."
Oui, c'est cela : traduisons ::: produisons des phénomènes.
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