vendredi 16 mai 2014

Le syndrome de Ripley: bougeotte et traduction


L’écriture ne précède pas la traduction, mais lui est concomitante dans le temps et dans l’espace. Car la traduction n’est pas une simple opération appliquée à un corpus : elle naît du texte lui-même, l’habite tel l’Alien qui squatte et incube Ripley. C’est le texte qui la désire, la veut comme virus. Et ici on se posera la question de savoir pourquoi ? Pourquoi le texte aspire-t-il à sa transfiguration, à sa destruction de l’intérieur, pourquoi rêve-t-il d’une transmigration qui nécessite formellement, au niveau de son signifiant, sa pure et simple disparition ?
On ne saurait nier que violence et traduction sont les deux noms d’une même expérience physique: celle qui consiste à désirer une annihilation à fin de régénérescence. Celle qui fait de l’échec et du recommencement ses deux lois cardinales, et qu’on appelle depuis peu écriture. Le fait que toute traduction ne soit pas une révolution n’est pas plus étonnant que le fait que toute écriture ne soit pas une apocalypse : on reste dans le domaine de la production, et là, comme partout dans la sphère économique, celui qui produit maîtrise les flux. Il peut même décider de les détourner, de les faire fuir, comme il peut s’obstiner à en arracher une plus-value. Pourtant, écrire, comme traduire, demeure pour certains autre chose qu’une façon de capitaliser sur cet entrepreneur aveugle qu’est le moi. Et sans doute faut-il rendre aux traducteurs cette justice : leur subjective discrétion rappelle au lecteur que l’écriture est avant tout une aventure collective, plurielle, au sens où le processus d’individuation n’y a pas sa place, du moins si l’on aspire/inspire à vivre « sa langue comme étrangère ». Et l’on aimerait pouvoir dire au sujet de la traduction ce que Proust disait de la jalousie par rapport à l’amour, à savoir qu’elle est la vérité de l’écriture – et ici entendons le terme « vérité » au sens non transcendantale mais névralgique.
La traduction serait cette conscience de la douleur que cherche à transmettre le texte. Par douleur, n’entendez aucune contorsion liée au soi-disant génie : il s’agit ici de l'affre de la langue, dont l’écrivain a nécessairement souci, puisqu’il travaille de l’intérieur à la défiguration d’un organe qu’on lui a vendu comme outil, matière, faribole. Or je suis fait de langue ; aussi, pour écrire, dois-je me défaire de la puissance de la langue telle que me la lègue la famille, la doxa, la pub, l’air environnant des signes. Je dois réinventer la langue à partir non de rien mais de cette évasion possible : la traduction. Ecrivant, je vise au singulier, mais ce singulier, étrangement, en étranger, aspire à recommencer. Les textes ont la bougeotte. Ils veulent être produits, déformés, raturés, lus et relus par d'autres écritures. Les textes ont horreur du vide et donc de la bouche d'où ils viennent. En eux s'agite un désir de sécession. Qui écrit traduit déjà ; qui traduit écrit encore.

3 commentaires:

  1. Et chaque lecteur n'est-il pas une sorte de traducteur à son propre service?

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  2. Magnifique Claro...sauf que...la réinvention ne suffit a atteindre ce qu'on cherche a atteindre en parlant et en écrivant, en épousant les plis de l'affre : la détermination d'un tout cohérent ou langue et intelligibilité absolue seraient chair et esprit...l’évasion ne fait que déplacer le problème, elle ne le résous pas, mais produit une illusion d’acoustique ou l'absence de terme a la réinvention ré-ouvre la dialectique de l'angoisse sans rendre le parlant victorieux de l'évasion sémantique dont il souffre en tant qu’Être désirant essentiel poreux dont l'inconscient est structuré comme un langage qui a besoin, moins d’écrire que d’être écrit par le signifié transcendant......bien a vous, jerome

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