dimanche 25 mai 2014

L'intraduisible : entre baudruche et soleil

La notion d’intraduisible a ceci de fascinant qu’elle semble intrinsèque à celle de langue, à la fois limite et secret, illusion et ennemi. Aux yeux du traducteur, elle est un soleil noir qu’il ne saurait crever, à l’instar d’une baudruche, sans s’éclabousser aussitôt des brûlantes paillettes du doute. Parce que la langue est communication, et ce pour des raisons économiques si évidentes que nous n’entendons bien souvent qu’un bruit de fond, blanc, il semble aller de soi que traduire n’est que seconder un type de transaction d’où découlent tous les autres. Parler, écrire, c’est établir les termes possibles ou discutables d’un commerce, quel que soit le gain. Mais le traducteur, aussi doué soit-il, opère d’emblée, ou en tout cas après déchiffrement, un travail de destruction. Il casse sa matière première, en fracture toutes les entrées, tord les clés à chaque tentative renouvelée, et doit forger  alors de nouvelles serrures, en vue de portes différentes, menant assurément dans des pièces à la décoration quelque peu chamboulée – et ici la métaphore n’est qu’une illustration de ce qu’est la traduction : un tour de passe-passe, un bonneteau d’équivalences imposées au récepteur/lecteur.
Parce que chaque langue est unique, c’est-à-dire, opaque, comme protégée par un code secret qui la rend inintelligible à qui n’a pas maîtrisé ses conditions d’accès, elle résiste, par principe, au processus de traduction. Elle ne saurait donc être « translatée » qu’au prix d’une désagrégation totale, irrémédiable, aidée certes en des cas particuliers par les ponts qu’entretiennent certaines langues du fait de leurs origines communes, même si les racines collectives d’où elles émergent sont souvent causes d’erreurs, et ne font que renforcer ce moment mystérieux où notre langue fourche, à force d’être naïvement bifide.
Devant Babel, le traducteur endosse dans un premier temps le costume de Shiva, destructeur des mondes. Cet acte d’annihilation vise certes un objet précis – le texte – mais il n’est pas dit que sa virulence ne se retourne pas non plus contre celui qui en assume la responsabilité. En effet, la négation de l’original a pour effet de créer comme une tache noire, une tache aveugle dans le paysage langagier où évolue le traducteur. Ce qu’il efface s’efface également peu à peu de sa mémoire ; il scie la branche qu’il chevauche ; il tue l’objet aimé. Heureusement, c’est là une pirouette à laquelle, en tant qu’être humain, il est parfois roué.
Le réflexe, alors, consiste à dissimuler le forfait. L’énormité du crime ne doit pas oblitérer l’objectif recherché : que se lève une deuxième fois le soleil. (Shiva, cécité, soleil qui se lève deux fois : oui, nous sommes bien ici sur le site du Projet Manhattan, quand Oppenheimer comprit ce qu’il avait déclenché en voulant traduire la guerre en paix au moyen d’une explosion nucléaire dans le désert du Nouveau-Mexique – or la traduction est fission, brûlure, magie.)
Voilà pourquoi le traducteur, afin que ne s’ébruite pas le secret de l’intraduisible, doit endosser très rapidement et très naturellement le visage gracieux de l’Escroc, du faussaire. On compare souvent le traducteur, plutôt, à un traître. Soit. Mais encore faudrait-il déterminer en ce cas l’enjeu de cette trahison. Que trahit-il ? Pourquoi ? Pour qui ? Le terme de « faussaire » me paraît plus approprié, car il permet d’inclure la complicité des divers acteurs qui évoluent dans la sphère éditoriale. Avec l’assentiment de ses patrons, le traducteur fabrique un faux qui sera commercialisé et qu’on fera passer pour l’original, ou tout comme. Traduire est impossible ? Eh bien forgeons ! Car le faussaire-traducteur ressemble à ces faussaires qui, en peinture, plutôt que de copier à l’identique tel Titien ou Rembrandt, préfère travailler dans le style de Titien ou Rembrandt, et continuer ainsi l’œuvre, la prolongeant au-delà des âges. Le respect est à l’aune du talent, souvent, et la motivation financière ne suffit pas à expliquer l’absolue beauté des œuvres ainsi conçues.
On peut aussi considérer ce tour de passe-passe consistant à duper l’œil et faire mentir la notion d’intraduisible comme une entreprise d’adaptation. Le traducteur, dira-t-on alors, « adapte », au prix d’une technique qui n’est peut-être pas si différente de celle du scénariste qui réduit en taille et fracture en images un texte pour l’aider à accéder à cette page surdimensionnée qu’est l’écran de cinéma. Ce parallèle appelle bien sûr une investigation qui n’est pas possible ici.

1 commentaire:

  1. et voilà pourquoi, au fil des siècles, une même oeuvre sera traduite de tant de manières si diverses...
    Ce n'est pas seulement la faute à "tous nos langages insuffisants" ;-)

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