La notion d’intraduisible a ceci de fascinant qu’elle semble
intrinsèque à celle de langue, à la fois limite et secret, illusion et ennemi.
Aux yeux du traducteur, elle est un soleil noir qu’il ne saurait crever, à
l’instar d’une baudruche, sans s’éclabousser aussitôt des brûlantes paillettes
du doute. Parce que la langue est communication, et ce pour des raisons
économiques si évidentes que nous n’entendons bien souvent qu’un bruit de fond,
blanc, il semble aller de soi que traduire n’est que seconder un type de
transaction d’où découlent tous les autres. Parler, écrire, c’est établir les
termes possibles ou discutables d’un commerce, quel que soit le gain. Mais le
traducteur, aussi doué soit-il, opère d’emblée, ou en tout cas après
déchiffrement, un travail de destruction. Il casse sa matière première, en
fracture toutes les entrées, tord les clés à chaque tentative renouvelée, et
doit forger alors de nouvelles
serrures, en vue de portes différentes, menant assurément dans des pièces à la
décoration quelque peu chamboulée – et ici la métaphore n’est qu’une
illustration de ce qu’est la traduction : un tour de passe-passe, un
bonneteau d’équivalences imposées au récepteur/lecteur.
Parce que chaque langue est unique, c’est-à-dire, opaque,
comme protégée par un code secret qui la rend inintelligible à qui n’a pas
maîtrisé ses conditions d’accès, elle résiste, par principe, au processus de
traduction. Elle ne saurait donc être « translatée » qu’au prix d’une
désagrégation totale, irrémédiable, aidée certes en des cas particuliers par
les ponts qu’entretiennent certaines langues du fait de leurs origines
communes, même si les racines collectives d’où elles émergent sont souvent
causes d’erreurs, et ne font que renforcer ce moment mystérieux où notre langue
fourche, à force d’être naïvement bifide.
Devant Babel, le traducteur endosse dans un premier temps le
costume de Shiva, destructeur des mondes. Cet acte d’annihilation vise certes
un objet précis – le texte – mais il n’est pas dit que sa virulence ne se
retourne pas non plus contre celui qui en assume la responsabilité. En effet,
la négation de l’original a pour effet de créer comme une tache noire, une
tache aveugle dans le paysage langagier où évolue le traducteur. Ce qu’il
efface s’efface également peu à peu de sa mémoire ; il scie la branche
qu’il chevauche ; il tue l’objet aimé. Heureusement, c’est là une
pirouette à laquelle, en tant qu’être humain, il est parfois roué.
Le réflexe, alors, consiste à dissimuler le forfait.
L’énormité du crime ne doit pas oblitérer l’objectif recherché : que se
lève une deuxième fois le soleil. (Shiva, cécité, soleil qui se lève deux
fois : oui, nous sommes bien ici sur le site du Projet Manhattan, quand
Oppenheimer comprit ce qu’il avait déclenché en voulant traduire la guerre en
paix au moyen d’une explosion nucléaire dans le désert du Nouveau-Mexique – or
la traduction est fission, brûlure, magie.)
Voilà pourquoi le traducteur, afin que ne s’ébruite pas le
secret de l’intraduisible, doit endosser très rapidement et très naturellement
le visage gracieux de l’Escroc, du faussaire. On compare souvent le traducteur,
plutôt, à un traître. Soit. Mais encore faudrait-il déterminer en ce cas
l’enjeu de cette trahison. Que trahit-il ? Pourquoi ? Pour qui ?
Le terme de « faussaire » me paraît plus approprié, car il permet
d’inclure la complicité des divers acteurs qui évoluent dans la sphère
éditoriale. Avec l’assentiment de ses patrons, le traducteur fabrique un faux
qui sera commercialisé et qu’on fera passer pour l’original, ou tout comme.
Traduire est impossible ? Eh bien forgeons ! Car le
faussaire-traducteur ressemble à ces faussaires qui, en peinture, plutôt que de
copier à l’identique tel Titien ou Rembrandt, préfère travailler dans le style
de Titien ou Rembrandt, et continuer ainsi l’œuvre, la prolongeant au-delà des
âges. Le respect est à l’aune du talent, souvent, et la motivation financière
ne suffit pas à expliquer l’absolue beauté des œuvres ainsi conçues.
On peut aussi considérer ce tour de passe-passe consistant à
duper l’œil et faire mentir la notion d’intraduisible comme une entreprise
d’adaptation. Le traducteur, dira-t-on alors, « adapte », au prix
d’une technique qui n’est peut-être pas si différente de celle du scénariste
qui réduit en taille et fracture en images un texte pour l’aider à accéder à
cette page surdimensionnée qu’est l’écran de cinéma. Ce parallèle appelle bien
sûr une investigation qui n’est pas possible ici.
et voilà pourquoi, au fil des siècles, une même oeuvre sera traduite de tant de manières si diverses...
RépondreSupprimerCe n'est pas seulement la faute à "tous nos langages insuffisants" ;-)