« Un théâtre érodé où seules
les répliques subsistent » : ainsi est défini en quatrième de
couverture Le syndrome de Shéhérazade,
vingt-neuvième ouvrage du prolixe Eric Pessan, entièrement composé de bribes
détachées, qui se répondent et se prolongent, se complètent et se frôlent – tout
un peuple de récits amputés dont le lecteur peut à son gré tenter de palper les
membres fantômes, afin de reconstituer, ou du moins étoffer, prolonger, des
narrations dont on aurait conservé que des bris. Mais bien sûr on ne lit pas le
livre en archéologue, on n’époussette pas tel tesson dans l’espoir d’en
caresser l’amphore hypothétique. L’ensemble se lit justement dans son
éclatement, sa fragmentation, son incomplétude, et l’on prendra soin de ne
pas reprocher à Pessan ce qui n’est pas dans ses intentions : il ne s’agit
pas pour l’auteur, ici, de ciseler des phrases, de peaufiner des formules,
d’assener des phrases chocs, de lorgner du côté de l’incipit – même si bien sûr
ce sont là d’honnêtes tentations auxquels il cède de temps à autre, mais
n’est-ce pas aussi le propre du roman – car ce livre, bien qu’en lambeaux, est
une nasse à romans – que de rouler des yeux, hausser les épaules, faire des
pieds de nez ? Une des réussites de ce livre est précisément d’éviter
l’art du fragment : ce qui intéresse Pessan, c’est autant ce qui est tu,
oublié, caché, que ce qu’il dit. Sa matière appelle autant le lapidaire que le
trivial, aussi n’y cherchera-t-on pas cet art funambulesque qui est par exemple
le propre de la phrase-Chevillard, pas plus qu’on n’y trouvera ce sel moraliste
qui relève si souvent le goût fade des énoncés liminaires.
Pessan construit donc sa mosaïque
déchue sur des terrains mouvants, des sables souvent sordides, recourant à la
dramaturgie familiale ou conjugale, parfois au fait divers, souvent aux pensées
intimes, pour, à la façon d’un Régis Jauffret – celui des Microfictions –
portraiturer des moments d’affects où rien n’est épargné de la veulerie
humaine. Couples ratés, obsédés pathétiques, amants fourbes, liaisons sans
joie, ancêtres crevés, espoirs déçus, incompréhensions en miroir : le
matériau visque, enflé de
désillusion, travaillé par le doute, la peur petite, histoire de rappeler que
la fiction, même trouée, reste grande consommatrice de coups et blessures, cris
et dénis.
Etrange livre, donc. Car ce qui
pourrait décevoir – on guette la phrase parfaite, appâté par la composition en
puzzle – est ce qui, page après page, intrigue : ces bribes ont été détachés
d’un plus vaste corps, et n’ont pas vocation à briller de l’intérieur, elles
opèrent comme des bouts de verre, qui renvoient d’autres lueurs. Liées entre
elles par le fil rouge de la cruauté et de l’obscène, ces phrases-lampions
président à un bal qui n’a pas besoin d’avoir lieu pour qu’on en entende la
musique. Le romanesque, qui se complaît souvent dans le délayage, a choisi ici
le parti inverse, voire adverse : recroquevillé dans la forme lobée de la
phrase courte, il n’en remue pas moins, et c’est dans l’entraperçu, le deviné,
le frôlé que le lecteur goûte au plus près la saveur, souvent âcre, des
histoires que conte Pessan – Pessan qui, mine de rien, ou plutôt à partir de mines de
rien, s'enfonce profondément dans le gouffre humain, et se met suffisamment à nu pour qu’on frissonne à son tour.
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Éric Pessan, Le syndrome de Shéhérazade, éditions de l’Attente, 19 euros
La beauté de l'éloge est-elle proportionnelle aux qualités de l'écrit en question, CQFV...
RépondreSupprimerouais, c'est un peu le problème ;)
RépondreSupprimer(je veux dire, pessan il a intérêt à faire fort derrière, ha mais zut, c'est déjà fait, hahaha)(publie pas)
RépondreSupprimerles éditions de l'Attente, une maison bordelaise d'excellence...
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