mardi 6 mai 2014

Les mille et une fuites: le roman troué selon Pessan


« Un théâtre érodé où seules les répliques subsistent » : ainsi est défini en quatrième de couverture Le syndrome de Shéhérazade, vingt-neuvième ouvrage du prolixe Eric Pessan, entièrement composé de bribes détachées, qui se répondent et se prolongent, se complètent et se frôlent – tout un peuple de récits amputés dont le lecteur peut à son gré tenter de palper les membres fantômes, afin de reconstituer, ou du moins étoffer, prolonger, des narrations dont on aurait conservé que des bris. Mais bien sûr on ne lit pas le livre en archéologue, on n’époussette pas tel tesson dans l’espoir d’en caresser l’amphore hypothétique. L’ensemble se lit justement dans son éclatement, sa fragmentation, son incomplétude, et l’on prendra soin de ne pas reprocher à Pessan ce qui n’est pas dans ses intentions : il ne s’agit pas pour l’auteur, ici, de ciseler des phrases, de peaufiner des formules, d’assener des phrases chocs, de lorgner du côté de l’incipit – même si bien sûr ce sont là d’honnêtes tentations auxquels il cède de temps à autre, mais n’est-ce pas aussi le propre du roman – car ce livre, bien qu’en lambeaux, est une nasse à romans – que de rouler des yeux, hausser les épaules, faire des pieds de nez ? Une des réussites de ce livre est précisément d’éviter l’art du fragment : ce qui intéresse Pessan, c’est autant ce qui est tu, oublié, caché, que ce qu’il dit. Sa matière appelle autant le lapidaire que le trivial, aussi n’y cherchera-t-on pas cet art funambulesque qui est par exemple le propre de la phrase-Chevillard, pas plus qu’on n’y trouvera ce sel moraliste qui relève si souvent le goût fade des énoncés liminaires.
Pessan construit donc sa mosaïque déchue sur des terrains mouvants, des sables souvent sordides, recourant à la dramaturgie familiale ou conjugale, parfois au fait divers, souvent aux pensées intimes, pour, à la façon d’un Régis Jauffret – celui des Microfictions – portraiturer des moments d’affects où rien n’est épargné de la veulerie humaine. Couples ratés, obsédés pathétiques, amants fourbes, liaisons sans joie, ancêtres crevés, espoirs déçus, incompréhensions en miroir : le matériau visque, enflé de désillusion, travaillé par le doute, la peur petite, histoire de rappeler que la fiction, même trouée, reste grande consommatrice de coups et blessures, cris et dénis.
Etrange livre, donc. Car ce qui pourrait décevoir – on guette la phrase parfaite, appâté par la composition en puzzle – est ce qui, page après page, intrigue : ces bribes ont été détachés d’un plus vaste corps, et n’ont pas vocation à briller de l’intérieur, elles opèrent comme des bouts de verre, qui renvoient d’autres lueurs. Liées entre elles par le fil rouge de la cruauté et de l’obscène, ces phrases-lampions président à un bal qui n’a pas besoin d’avoir lieu pour qu’on en entende la musique. Le romanesque, qui se complaît souvent dans le délayage, a choisi ici le parti inverse, voire adverse : recroquevillé dans la forme lobée de la phrase courte, il n’en remue pas moins, et c’est dans l’entraperçu, le deviné, le frôlé que le lecteur goûte au plus près la saveur, souvent âcre, des histoires que conte Pessan – Pessan qui, mine de rien, ou plutôt à partir de mines de rien, s'enfonce profondément dans le gouffre humain, et se met suffisamment à nu pour qu’on frissonne à son tour.
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Éric Pessan, Le syndrome de Shéhérazade, éditions de l’Attente, 19 euros

4 commentaires:

  1. La beauté de l'éloge est-elle proportionnelle aux qualités de l'écrit en question, CQFV...

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  2. ouais, c'est un peu le problème ;)

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  3. (je veux dire, pessan il a intérêt à faire fort derrière, ha mais zut, c'est déjà fait, hahaha)(publie pas)

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  4. les éditions de l'Attente, une maison bordelaise d'excellence...

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