Antoine Boute est un peu un Mark Leyner belge. A moins que Mark Leyner soit une sorte d'Antoine Boute américain. Mais bon, si ces deux noms ne vous disent rien, cette petite comparaison perd de sa pertinence (de là en en déduire que culture et communication ne font pas bon ménage…). Mais déjà je digresse, et ça, en revanche, c'est vraiment un effet secondaire (ou premier?) dû à la lecture du dernier livre d'Antoine Boute, Les morts rigolos, qui vient de paraître aux éditions Les Petits Matins, dans l'imparable collection Les Grands Soirs. Parce que Boute a le chic pour noyer le poisson dans l'eau même où il évolue; d'ailleurs, dans ce livre, le roman c'est le poisson, et l'eau la narration (ou serait-ce le contraire?). Mais l'asticot, me direz-vous? Eh bien c'est une blague. Oui, le livre commence ainsi:
"J'ai une blague.
C'est un type,
l'été,
un matin,
il est dans son lit.
Il est dans son lit avec sa madame
dans leur chambre
située dans le toit d'une maison
au bord d'une forêt […]".
La blague en question dure cent soixante dix pages. Etrange, non? C'est un roman en apparence (on nous raconte une histoire), mais ça se dit une blague (on nous prévient), toutefois ça se présente comme un poème (ou en tout cas ça semble dit par un récitant, ça a l'air performé), et en plus c'est commenté (par un narrateur, donc, qui doit être l'auteur, le type qui raconte la blague), il y a des digressions, des réflexions – mais surtout c'est complètement absurde, loufoque et parfaitement sérieux.
Eriger le roman en blague, faire de la blague un système philosophique, repousser l'instant de la "chute", en poussant les curseurs le plus loin possible, histoire de voir combien de temps la bécane va tenir sans imploser. Je vous la raconte ou bien? Sachez juste que c'est l'histoire d'un mec – clerc de notaire et écrivains de polars expérimentaux, faut ce qu'il faut – qui a un jour une révélation de l'ordre du "punkisme biologique" (suite à une baignade dans un marigot accompagné d'une pluie de tracts). Il va se lancer dans une entreprise un peu complexe: réaliser de grands enterrements (à la demande du client encore vivant), des enterrements conçus comme des performances, des dispositifs, des trucs nécro-porno assez intenses, du grand spectacle collectif où le symbolique s'incarne. Il crée donc les PFEx, les "pompes funèbres expérimentales". Et le récit va lentement (et vite) basculer dans l'extrême, l'incongru, la transgression et le potache.
Comme à chaque fois avec Boute, on est pris dans un système en apparence badin qui se détraque très vite (en fait, ce sont nos attentes de lecteurs de romans qui dérapent), et le livre se change en une machine de guerre, riante mais néanmoins de guerre. A un moment, un des personnages dit:
"Je veux enfoncer ma mort comme un stylet dans le monde, oui le stylet de l'impertinence de la pointe de ma mort en tant que pointe de moi-même enfoncée dans la viande du monde, oui je veux ma mort comme pointe de moi-même enfoncée dans la matière-viandre du monde comme une blague. Je veux ma mort comme une blague, comme une pointe, comme un rire spécial et content."
Et de fait, Les morts rigolos orchestrent pas mal de décès. La poésie, la lecture performance, les diverses formes de la narration, l'idée même de livre: tout semble danser autour d'une vaste tombe noire (mais solaire). La blague, en s'étirant, a commencé à se fissurer, et le lecteur peut entendre des craquements inquiétants. La maison-récit se ushérise. Une question se pose alors, et en plus c'est Boute qui la pose, sur la fin, nous aidant à mieux saisir la drôlerie de la subversion:
"Oui dans quelle mesure faut-il être spécialiste en histoire pour prétendre faire de la poésie pertinente sans vexer les ancêtres vivants et la mémoire de ceux qui sont morts?"
En optant pour le dispositif-impertinence, en associant "sauvagerie, enfance et lettrisme", Boute a peut-être créé, au sein de son stimulant et drolatique théâtre de la cruauté, une pièce de résistance: une scène primitive 2.0. "L'écriture est une excitation parasite", précise Boute un peu plus loin, qui la compare dans la foulée à de l'energy drink. On se voit mal le contredire.
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Antoine Boute, Victor & Lucas Boute, Les morts rigolos, éd. Les Petits Matins, coll. Les Grands soirs, 12 euros
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