RETRADUIRE GRAHAM GREENE / JOURNAL DE TRADUCTION
• ÉPISODE 3 – LA FOISON D’OR
Dans l’épisode précédent, j’ai évoqué le concept de « coefficient de foisonnement », lequel est censé justifier qu’un texte traduit en français est nécessairement plus long que l’original anglais, comme si le français était systématiquement plus loquace que l’anglais (nos tailleurs seraient-ils plus riches ?). Admettons que ça soit le cas, et qu’un traducteur ne soit pas tenu à une certaine concision. Ce coefficient est censé, paraît-il, avoisiner 10%, voire 15 %. Qui en a décidé ainsi ? Le pape de la traduction ? On l’ignore. Le fait que le traducteur soit payé au nombre de signes pourrait fournir peut-être un premier élément de réponse à cette question, mais ne soyons pas mauvaise langue. Quoi qu’il en soit, la passion de l’expansion semble assez courante dans les années 50, si l’on en juge par certains exemples tirés de la traduction du Ministère de la peur.
Là où Greene écrit : « The papers lay in the lamplight” (Six mots pour parler d’une pile de journaux qu’éclaire une lampe de bureau), la traductrice se lâche allègrement avec un « Les journaux épars sur le bureau reflétaient la lumière crue de la lampe cachée sous un abat-jour. » (dix-sept mots…) On dirait presque un exercice de style à la Queneau.
Par ailleurs, on apprend qu’une lampe se cache sous un abat-jour, ce qui nous éclaire très moyennement sur les mystères de l’électricité.
Plus loin, « he picked one of the offending papers” (il s’empara d’un des journaux incriminés) devient « il jeta un coup d’œil sur ces journaux qui avaient mécontenté le docteur ». Suivi par un « He must have been biten by the passion for detection” (“Il avait dû attraper le virus du détective/de l’enquêteur ») qui se change en « sans doute lui aussi s’était-il senti attiré par le passionnant intérêt qu’offre le métier de détective »).
Autre exemple : « He wanted a looking-glass » (il voulait un miroir) est traduit ainsi par Sibon: « Une seule idée le hantait : une glace… une glace où il pourrait se regarder… » A ce stade, ce n’est plus un miroir, mais un Palais des glaces !
Le pire est à venir. Quelques lignes plus loin, Greene écrit à peu près ceci :
« Il était certes Arthur Rowe, mais à une différence près. Sa jeunesse était là, toute proche ; et c’est de là qu’il était reparti. Il dit : D’ici un instant ça va revenir, mais je ne suis pas Conway […] ».
Mais la traductrice de 1950 s’est sentie pousser d’amples ailes rhétoriques, et ce court passage devient :
« Il s’avouait être Arthur Rowe, mais cependant il ne comprenait pas encore les phases de ce retour à sa véritable personnalité : en effet, ne se souvenant que de sa jeunesse, il allait en quelque sorte recommencer entièrement sa vie, sans tenir compte des années troublées qu’il avait déjà vécues. Se parlant toujours à lui-même il continua : ‘Bientôt la lumière se fera dans les ténèbres où j’étais plongé, mais je ne suis pas Conway […]’ ».
Une telle expansion pose évidemment problème (et donne le vertige). Dilater un style revient à le déformer, à annuler le travail sur la forme. N’imaginons pas que traduire c’est développer, car ce n’est pas le cas. Déplier signifie ici aplatir, autrement dit affirmer le primat du sens sur une forme soigneusement calibrée. Bref, plus on foisonne, plus on déconne. La traduction n’est pas une explication de texte mais une duplication de texte. Il s’agit d’inventer un double au texte. De faire illusion, et non abstraction (ou multiplication…) Il s’agit d’élaborer une ombre susceptible de passer pour la proie. D’affiner une projection digne de l’émission. Les feux de la traduction nous parlent d’un texte qui, bien qu’éteint depuis longtemps par l’acte de traduire, continue de briller dans notre monde (et non d’une lampe qui, sournoise, se cacherait sous un abat-jour…).
Mais, me direz-vous, où est l’espionnage dans tout ça ? La suite bientôt…
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