Traduire, c’est parfois – souvent ? – accepter de restituer des images insolites. Or Greene raffole des images insolites, qu’il glisse avec aisance afin que le lecteur s’y abandonne sans trop de résistance. Dans Le Ministère de la peur, le « héros » déambule dans Londres en ruines (on est pendant le Blitz), et l’auteur insiste sur le fait qu’étant lui-même dévasté, Rowe se meut avec aisance dans cette ville désormais semblable à Pompéi (la comparaison avec Pompéi est dans le texte). Quelques lignes plus loin, Greene écrit : « He moved like a bit of stone among the other stones », ce qu’on pourrait traduire par « Il se déplaçait comme une pierre parmi les autres pierres ». Évidemment, l’image est audacieuse, qui confère une certaine mobilité à une chose inanimée. Elle n’en est que plus frappante – en outre, la comparaison avec Pompéi l’a préparée assez subtilement.
Dans la traduction de Marcelle Sibon, ce passage devient : « Se mouvant dans la foule, Arthur Rowe avançait ». Je pense qu’on peut avancer sans risque de se tromper qu’ici la traduction s’est « défilée ». Pourquoi ? Sibon n’a pas aimé l’image ? a estimé qu’elle ne passerait pas ? n’a pas su la « raccorder » au système stylistique de Greene ?
Dans le même passage, Greene va plus loin, car après avoir assimilé Rowe à une pierre, il précise que sa couleur (grise…) fonctionne comme une protection, et il embraie avec une autre comparaison, évoquant un léopard qui « se déplace en harmonie avec toutes les autres taches à la surface du monde ». Il y a de fortes chances pour que Sibon ait trouvé un peu étrange le passage de la pierre au léopard. Mais pour Greene, ce glissement fait sens : le léopard se fond dans la jungle, comme une pierre parmi les pierres, comme Rowe dans Londres détruit. Comme une image parmi d’autres images.
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