JOURNAL DE TRADUCTION
• ÉPISODE 2 – PRÉDIRE LE PASSÉ
Quand on lit une traduction, il est difficile de se rendre compte de son infidélité dès lors qu’elle se pare d’élégance. Son naturel semble démentir toute éventuelle trahison. Le sens est là, fermement campé dans une prose qui tient debout, alors pourquoi douter de la justesse du tour de passe-passe ? Mais le fait est qu’on assiste parfois à des réécritures ayant pris un envol un peu… cavalier (si tant est qu’un envol puisse être cavalier, à moins d’être Pégase).
Ainsi, dans le premier chapitre du Ministère de la peur, la traductrice Marcelle Sibon, qui a abondamment traduit Greene, s’attaque au paragraphe suivant:
« So many fortunes one had listened to, behind a country hedge, over the cards in a liner’s saloon, but the fascination remained even when the fortune was cast by an amateur at a garden fête. Always, for a little while, one could half-believe in the journey overseas, in the strange dark woman, and the letter with good news. »
Ces lignes, on peut les traduire ainsi, sans trop s’éloigner de l’original :
« La bonne aventure : qui n’y avait pas eu droit, que ce soit derrière une haie de campagne ou devant des cartes dans le salon d’un paquebot, mais la fascination demeurait même quand elle émanait d’une dilettante dans une kermesse. A chaque fois, pendant un bref instant, on pouvait presque croire à un voyage en mer, une mystérieuse brune, une lettre porteuse de bonne nouvelle. »
Mais Marcelle Sibon préfère traduire ainsi :
« Il est étonnant de constater combien une diseuse de bonne aventure, même amateur, même à une kermesse, fascine l’imagination populaire et intrigue toujours ; quelque peu de foi que l’on ait apporté à d’autres révélations merveilleuses, faites, soit à la campagne, derrière quelque haie, soit dans un coin retiré du fumoir d’un grand paquebot, on doute toujours, on ne croit qu’à demi au beau voyage à l’étranger, à la brune inconnue, aux lettres porteuses de bonnes nouvelles, et cependant on se laisse toujours tenter, on se donne l’illusion de percer l’avenir. »
J’ai souligné des éléments qui ne figurent absolument pas dans l’original. Pourquoi ces ajouts? Le sens lui-même est discrètement biaisé – chez Greene, on veut croire, même à demi, aux prédictions ; chez Sibon, on doute toujours… Quant aux nombres de mots, c’est le grand saut. On passe de 58 mots à 92 mots. Une façon de doubler la mise initiale ?
C’est ce qu’on appelle dans le jargon de la traduction : le coefficient de foisonnement. (Ici, franchement, ça serait plutôt la foison d’or !) Je vous propose donc de revenir demain sur ce faramineux coefficient…
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