mercredi 30 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 18


• ÉPISODE 18 – LA VALSE DES MASQUES

Il y a évidemment quelque chose d’absurde dans l’intrigue – en effet, il paraît improbable que Willi Hilfe ait eu le temps, juste après l’arrivée de Rowe, de mettre en scène la fausse séance de spiritisme ainsi que le faux meurtre de Cost. De même, comment ont pu faire ses ennemis pour s’assurer que Rowe rencontrerait l’homme à la valise piégée dans un parc et accepterait d’aller déposer ladite valise à l’hôtel Regal Court ? Mais toutes ces invraisemblances sont en fait marquées du sceau du rêve, et tout le génie du roman est là : Rowe progresse dans un monde duplice, avant et après son amnésie, comme dans un rêve, en somnambule. Ayant tué sa femme, mais « par compassion », il doit vivre avec un statut ambigu digne du chat de Schrödinger : il est à la fois coupable et innocent (la justice tranche en l’envoyant en asile psychiatrique). Pour revenir dans le monde réel, il va devoir accomplir un périple en quelque sorte initiatique.

Une fois sorti de l’asile, il va se rendre dans une kermesse, lieu de l’innocence, de l’enfance perdue, puis tout oublier de sa vie d’adulte (ainsi que de l’Histoire en cours) afin de repartir de cette enfance. A l’épouse assassinée va succéder une autre femme, elle aussi coupable/innocente. A l’ami fidèle (Wilcox) va succéder l’ami fourbe (Willi). N’oublions pas que tout part d’un gâteau, fait avec de vrais œufs, chose rare en temps de guerre. Le « cake » est en réalité « fake », à croire que Greene rivalise ici avec Raymond Roussel… Mais là où Rowe ne veut voir dans le gâteau que le garant d’une innocence enfantine, les autres ne voient en ce gâteau qu’une arme destinée à faire basculer la guerre dans le chaos.

On l’a déjà dit, chaque personnage revient deux fois, à chaque fois différent : Sinclair, Poole, Forester, Mrs Bellairs, le courtier en livres, comme si plus Rowe essayait de s’accrocher à l’innocence perdue, plus les autres variaient les masques pour l’assurer de l’impermanence du réel. Par deux fois, une bombe vient redistribuer les cartes du destin de Rowe, une fois en le sauvant du présent (l’assassin Poole), une autre fois en le sauvant de son passé (grâce à l’amnésie). Greene joue un jeu subtil avec son lecteur. Il déploie sous ses yeux un drame d’espionnage apparent, sur fond de Blitz, mais en sous-main il raconte une longue et difficile catharsis où les bombes et les ruines sont d’ordre psychique. Rowe passe de l’enfance (la kermesse) à l’irrationnel (la séance de spiritisme) pour se retrouver dans des limbes (la maison de repos), avant de reprendre contact avec la réalité (la police) quand il commence à recouvrer la mémoire.

Parsemé d’échos discrets comme autant de véritables indices d’une enquête plus existentielle que policière, le roman de Greene ausculte la peur d’être soi jusque dans ses plus secrets dédales.

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