Impossible de ne pas frotter l’une contre l’autre les ombres de Greene et de Hitchcock. Tous deux anglais, tous deux attirés par la notion de « thrill », tous deux souffrant de ne pas être reconnus à leur juste valeur… On les imagine aisément dîner ensemble et échanger mille propos – sauf que non. Dans la vraie vie, le premier n’appréciait pas le second. Rappelons que, de 1935 à 1940, Graham Greene fut critique de cinéma, que ce soit pour The Spectator ou l’éphémère Night and Day. Et le fait est – aussi perturbant que cela puisse paraître tant certaines de leurs œuvres respectives partagent de nombreuses obsessions – que l’auteur de Notre Homme à la Havane n’appréciait pas les films de Hitchcock. Pourtant, Deux Hommes en un n’est pas sans résonner avec L’Auberge de la Jamaïque, et le roman Orient-Express nous fait prendre un train on ne peut plus hitchcockien.
Mais l’amour n’était pas au rendez-vous : Greene trouvait que le « maître du suspense » était considérablement surévalué.
Alors que ce dernier tournait Sabotage, d’après L’Agent secret de Conrad, un des romans préférés de Greene, une rencontre eut lieu entre les deux hommes, et on ne peut pas dire que le souvenir qu’en ait gardé Greene soit très positif, du moins si l’on en croit ce qu’il dit de Hitch dans une lettre à son frère Hugh :
« Je devais voir Hitchcock l’autre jour […] Un pauvre clown inoffensif. J’ai frémi en l’écoutant me raconter les choses qu’il faisait à L’Agent secret de Conrad. »
Un peu plus tard, dans un article paru dans The Spectator, Greene enfonce le clou :
« Son film consiste en une série de petites situations dramatiques ‘amusantes’ : le bouton de l’assassin qui tombe sur le plateau de baccarat ; les mains de l’organiste étranglé prolongeant les notes dans l’église déserte ; les fuyards se cachant dans le clocher alors que la cloche commence à se balancer. Très sommairement, il met en place des situations artificielles (sans se préoccuper en chemin des incohérences, des petits détails, des absurdités psychologiques) puis s’en désintéresse : elles n’ont aucune importance ; elles ne mènent à rien. »
On se sait quoi penser de cette critique, dans la mesure où on pourrait parfois l’appliquer à certains romans de Greene, et ce sans que ça nuise à leur valeur. D’autant plus que, à y regarder de près, il existe des similarités frappantes.
Mais avançons ici une théorie osée : Vertigo et Le Ministère de la peur sont d’étranges cousins. Scottie, comme Arthur Rowe, est à la fois coupable et innocent du meurtre de la femme qu’il aime : Scottie la laisse se suicider, Rowe l’empoisonne par compassion. Scottie, comme Arthur Rowe, croit voir la femme qu’il a aimée dans une autre femme : Scottie reconnaît Madeleine dans Judy, Rowe retrouve Alice dans Anna. Scottie, après avoir été reconnu innocent par un tribunal, est envoyé en maison de repos ; la même chose se produit pour Rowe… Dans I, c’est le motif de la chute qui scande le film ; dans Le Ministère de la peur, c’est celui de la bombe. Scottie est manipulée par quelqu’un qui se prétend son ami (Elster) : idem pour Rowe, qui est manipulé par Hilfe. On trouve dans ces deux œuvres une même obsession pour le motif du « double », de la femme revenue d’entre les morts, de l’homme trahi, du traumatisme… Scottie est pris de vertige devant le vide, comme Rowe devant le passé. Tous deux veulent oublier, tous deux sont condamnés à se rappeler.
À se demander si Hitchcock, en adaptant D’entre les morts, le roman de Boileau et Narcejac, lui-même inspiré de Bruges-la-Morte de Rodenbach, n’a pas cherché à filmer une version «hystérisée » du Ministère de la Peur.
Mais revenons sur terre : Hitchcock n’a jamais adapté Greene – il fut pourtant le premier à faire une offre pour l’adaptation de Notre Homme à la Havane, mais Greene demanda à son ami le réalisateur Carol Reed de surenchérir, avec l’appui de Columbia, sur la proposition de Hitch. Rideau.
Et fin de ce long feuilleton du traducteur consacré au Ministère de la peur ! (Place bientôt à d'autres réflexions sur Deux Hommes en un, le tout premier roman publié de Greene, que je viens également de (re)traduire…
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