Existe-t-il des traités philosophiques sur le billard ? Je
l’ignore. Mais le fait est que ce jeu a le rare mérite de pousser l’être
humain à s’illusionner sur ses compétences (je parle, bien sûr, du pékin
moyen jouant au billard, pas du professionnel qui s’y adonne comme un physicien
titillant les particules atomiques). Donc, quand vous jouez au billard, vous
êtes confronté à un
paradoxe : d’une part vous vous doutez qu’il préexiste des lois
physiques, que des forces sont en jeu, que ça se joue au millimètre près, que
les angles ont ici leur importance, que la taille et le poids de la bille
doivent être pris en compte, que les bandes et les rebonds, les trajectoires,
la queue, le bleu (souvent rouge) qu’on met sur le procédé ne peuvent être
négligés – bref, d’emblée vous pigez que vous n’avez aucune chance de réussir
un beau coup ; mais d’autre part, vous avez vu des films avec Paul Newman,
et quelque chose en vous est persuadé que le panache – ou le hasard, ce borgne
sourd qui marche en crabe – est possible.
En fait, l’astuce consiste à ne pas dire à l’avance le coup qu’on
espère exécuter, et à suivre le parcours de la bille d’un air entendu. Si elle
rentre dans un trou, retroussez la lèvre supérieure en prenant l’expression de
celui qui contrôle le monde et ses dépendances. Si la bille s’arrête devant le
trou, clignez des yeux et soupirez très discrètement, comme si, bien sûr, vous
vouliez qu’elle s’arrête là, précisément, car ça permet de bloquer l’accès au
gouffre, tant convoité par l’adversaire. Bon, si votre bille fait ostensiblement
n’importe quoi, ne montrez aucun signe de déconvenue. Gardez l’air cryptique de
celui qui sait très bien ce qu’il fait mais n’a aucune intention de dévoiler sa
stratégie. Si la boule blanche tombe dans un des six trous, ne poussez pas de
cris. Penchez la tête, faites une vague moue intriguée, puis tendez votre queue
(on se comprend, hein) et vérifiez qu’elle n’est pas voilée.
En revanche, si vous tapez n’importe comment la bille et que vous la
mettez, contre toute attente et toute logique, dans un trou, après quatre
improbables rebonds, frottez-vous le front d’un air rassuré et murmurez :
c’était pas gagné, mais parfois ça marche.
Bon, si vous ne parvenez à mettre aucune bille dans un des six trous,
ne vous laissez pas abattre. Remuez de plus en plus les doigts en prononçant à
voix basse mais audibles les mots « putain d’arthrite » (ou
« saleté d’arthrose »). Mais surtout, croyez au hasard – et respectez
certaines règles évidentes :
1/ la précision absolue ne s’obtient pas uniquement en plissant les
yeux comme un pervers et en restant huit minutes immobile ;
2/ taper fort est jouissif mais quand la bille décolle et fonce vers
le front de l’adversaire, sachez-le, vous ne ferez pas l’objet d’un
culte ;
3/ n’oubliez jamais la couleur des boules qui vous sont attribuées, en
cas d’erreur vous perdriez toute crédibilité – et je parle d’expérience ;
4/ n’admirez jamais la prouesse de l’autre, sinon vous n’êtes pas
arrivé ;
5/ n’hésitez pas jouer parfois les yeux fermés, vous serez surpris de
voir combien la cécité pallie l’incompétence ;
6/ si vous mettez la boule noire dans le trou, la partie est finie,
c’est con, mais ça permet de voler une victoire talentueuse à l’adversaire,
alors n’hésitez pas, si vous sentez que vous perdez vos plumes comme une poule
dans un lavomatic, foutez la noire au gnouf ;
Le billard ne souffre pas la médiocrité, certes, mais vous verrez très
vite combien la médiocrité peut s’enticher du billard. Sachez juste que de
toute façon vous perdriez même au juke-box, qui pourtant n’est pas un jeu. Je
parle, une fois de plus, d’expérience. (Cela dit, il me tarde de vous narrer
mes exploits au bilboquet, un des jeux les plus injustement négligés par l’homme
depuis la guillotine.)
C'est passionnant tout ça, mais à propos du point N° 3 (la couleur des boules...), comment fait-on si on est daltonien ?
RépondreSupprimerUn traité, je ne sais pas ; mais on trouve le billard comme exemple chez Hume et Meillassoux :
RépondreSupprimerhttp://archives.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1286