D’où vient la phrase ? Surgit-elle, nue, des eaux du langage, ou
rampe-t-elle, hideuse, d’entre les caillasses de l’oubli ? Se forme-t-elle
quand l’encre sèche, ou a-t-elle mûri ailleurs, dans une ombre aux vertus
étranges ? Ce qui est certain, c’est que pour l’écrivain, elle est davantage
qu’elle-même, autre chose que syntaxe : en elle grouille un peuple de
possibles. Elle est à la fois ce qui précède tout commencement, la mesure de ce
qui peut-être sera, la note sur laquelle régler les accords à venir. Elle
semble à la fois creuse et pleine : promesse et accomplissement. Bien qu’apparemment
élaborée, quelque chose en elle semble préexister à sa maturation. Comme si c’était
elle qui, orpheline, intruse, s’imposait à l’écrivain, qui la laisse advenir,
et aimerait aussitôt s’y dissoudre.
Le 27 décembre 1910, Franz Kafka note dans son Journal :
« Mes forces ne suffisent plus à la moindre phrase. Oui, s’il ne s’agissait que de mots, s’il suffisait de placer un mot et que l’on pût s’en détourner, la conscience tranquille de s’être mis tout entier dans ce mot ! »
Le 12 juin 1923, « toujours anxieux au moment de rédiger »,
il écrit ceci :
« La consolation serait de pouvoir te dire : Cela se produit, que tu le veuilles ou non. Et ta part de volonté n’y contribue que faiblement. Plus que de la consolation, ce serait de pouvoir constater : Toi aussi tu as des armes. »
Ici, une tension cruciale se joue. A l’instant même où, face une « montée
de langue », le je se sent spectateur, voilà qu’il entrevoit la
perspective d’une guérilla. Ce sentiment d’être le témoin impuissant de la
phrase, on le retrouve chez Lacoue-Labarthe, qui dans son livre précisément
intitulé Phrase, fait cet aveu :
« Je sais qu’elle [la phrase] vient – ou qu’elle me vient, admettons-le ; je sais qu’elle est en effet attirée ; mais j’ignore d’où, et sais très bien que je l’ignorerai toujours. […] Ce que j’appelle la ‘phrase’ est en somme ce qui m’affronte, ce qui m’a toujours affronté à ce qui n’est pas et ne peut pas être, et vis-à-vis de quoi je suis à jamais sans rapport. »
D’où vient la phrase ? Il est possible qu’écrire ne soit pas de l’ordre
du décidable, qu’il n’y ait pas de vouloir-écrire, mais plutôt le besoin – la
nécessité – d’être poreux, d’entrer dans le langage et de laisser entrer le
langage en soi – un peu comme le ver qui, mangeant la pomme, peut dire :
je suis dans la pomme, puis la pomme est en moi. Alors, une fois acquis le
principe d’un pacte dévorant, la phrase peut advenir, entrer en formation, s’abandonner
elle aussi à un processus sans doute dangereux. Faire des phrases : écrire
est tout sauf cela. Car c’est la phrase qui nous fait, nous fonde – et, parfois, aussi, nous défait – nous désarme.
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Franz Kafka, Journal intime, trad. Pierre Klossowski, Grasset (1945)
Philippe Lacoue-Labarthe, Phrase, éd. Bourgois (2000)
Besoin de théorie?
RépondreSupprimer36.15 faites des phrases, un but en soi à côté de l'homme, ça tombe bien, Coupe du monde .