D'Antoine Wauters, j'avais l'intention de lire Nos mères, court texte paru en début d'année chez Verdier, et vivement recommandé par plusieurs personnes. J'en ai toujours l'intention mais allez savoir pourquoi j'ai préféré commencé par son tout dernier livre paru, Sylvia, quatre-vingt pages constituées de brefs pavés (pierres?) de texte, sous couverture rouge, publié par Cheyne Editeur, collections Grands Fonds.
Souvent, quand le livre conseillé vous semble déjà "acquis", vous retardez le moment de vous y aventurer, vous cherchez d'autres abords, d'autres entrées dans la maison de l'auteur. La confiance, devenue pour ainsi dire crainte, vous pousse à des détours. Par où commencer? Par ce magnifique Sylvia.
Tiré à 800 exemplaires sur un sobre bouffant, Sylvia se veut un triptyque; deux panneaux consacrés aux deux grands-pères (Charles et Armand), sur lesquels se replient, si l'on veut, deux panneaux ayant vocation d'eulogie et ne faisant qu'un une fois joints. La "Sylvia" du titre n'est autre que Sylvia Plath, dont les poèmes, et en particulier le recueil posthume Ariel, aident l'auteur à traverser le déclin et la mort de ses deux grands-pères:
"Avec le lait, la bave, la boue de consolation – ce qui parle –, tu me viens par Ariel, Sylvia. Ou par, en l'espace de ma vie sans vous et à fleur de tes mots, par ça que tu plantes, tu déverses, tu jettes de toi en ma bouche – tes gouffres […]."
Peuvent entrer alors – et sortir autrement – Charles et Armand. Le premier, vaincu par Alzheimer, ne reconnaît plus le monde, ne sait plus lire ses signes. Se souvenir de lui, c'est donc se rappeler ses oublis, laisser entrer l'amnésie dans la mémoire, la plaie rendu au corps. On songe alors au "Paralytique" de Sylvia Plath, qui figure dans le recueil Ariel :
"Dead egg, I lieWholeOn a whole world I cannot touch"
("Œuf mort, je gis / entier / sur un monde entier que je ne peux toucher")
Difficulté d'appréhender le temps intérieur de celui en qui tout s'effrite, quand on sait que pour nous "le futur se limite à la seconde qui suit". D'Armand, du corps d'Armand, il est dit:
"Corps que tu veux simplement quitter, d'où tu veux simplement sortir, comme d'un sablier triste dans lequel depuis toujours tu étoufferais. Sortir lentement, par la soif et la faim, kilo après kilo et grain de sable après grain de sable, jusqu'à retrouver la parfaite transparence."
Wauters, à la fois secoué et porté par la poésie de Sylvia Plath, trouve en celle-ci l'écho de ce qu'il veut toucher: le point d'équilibre/déséquilibre de la phrase qui permet à la fois de retenir et de laisser partir. La phrase s'écourte, puis reprend, son attaque en renfort, elle insiste puis s'arrête ; la strophe se dilate et se contracte, n'excédant jamais la taille d'un sonnet, suivant une avancée heurtée, à laquelle fait référence et qu'éclaire la phrase de Plath mise en exergue du livre: I am lame in the memory / je boite en la mémoire.
Livre fort et fragile, Sylvia dit le corps devenu accident, l'être inaccessible, déjà fondu dans l'ailleurs – et que seule peut encore saluer la tension poétique. Le fil est ténu, il peut casser à tout moment – ce que fit d'ailleurs Sylvia Plath – mais la scansion, vécue dans l'aventure de la phrase, offre à la rupture d'ultimes résonances. Retarder cette "statis in darkness", cette stase des ombres où tout va, le livre de Wauters y parvient avec une simplicité et une pénétration exemplaires.
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Antoine Wauters, Sylvia, Cheyne éditeur, coll. Grands Fonds, 16 €
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