Dans son essai sur l’espionnage, intitulé Sur écoute (Minuit), Peter Szendy, s’interroge à un moment sur la
« télécoute », c’est-à-dire une écoute panoptique, une écoute
inséparable de la musique elle-même : la musique s’écoute, avant même
l’audition. Il cite, à l’appui de cette intuition, Furtwängler, mais aussi, le
précédant de peu, le musicologue Heinrich Schenker, dont Furtwängler expose
ainsi la pensée :
« Certes, les éléments mélodique, rythmiques et harmoniques – en quoi la musique ultimement consiste – sont extraordinairement plus simples dans une symphonie de Beethoven que dans un morceau de jazz. [Dans un morceau de jazz] le tout se déroule comme un chemin à travers une jungle épaisse […] puis soudain la chose prend fin. Dans la symphonie de Beethoven, au contraire, la première mesure renvoie déjà à la cinquième, à la huitième, à la vingtième […]. Les relations entre les mesures, les thèmes […] génèrent une quantité de ‘complications’ qui, correctement comprise, surpasse tout ce que le jazz peut proposer autant qu’un organisme vivant, produit par la nature, surpasse infiniment en complication intérieure toute machine faite pas l’homme. »
Ne nous attardons pas sur la question des valeurs (Bach versus le
jazz) ni sur la simplicité des machines (par rapport au biologique) :
c’est peut-être un autre débat. Retenons en revanche cette idée de l’œuvre
s’écoutant elle-même, non bien sûr pas complaisance, mais afin d’assurer la
cohérence de son développement. Ne pourrait-on en dire autant de certaines
œuvres littéraires, qui semblent pousser par le milieu, et déplacer sans cesse
ce milieu, mais sans jamais que la partie, même nomade, perde de vue – d’écoute
– l’ensemble pourtant en perpétuel changement. Même organique, une œuvre
n’accède à la respiration que si elle se préoccupe à tout moment de ses parties
autant que de son tout, de ses membres autant que du sang qui y circule.
Et de fait, quand on parle d’écriture, il faudrait non seulement
parler d’écriture du mouvement (la phrase) mais d’écriture du devenir (l’ensemble),
voire, pour décalquer le terme utilisé par Szendy, de télécriture. La pensée de la structure d’une œuvre écrite se ferait
donc dans la même sphère d’écriture où se produit la phrase. Allons plus
loin : même la simple prise de notes participerait de l’écriture, non pour
être fétichisée, mais parce qu’il est impératif pour celui qui écrit de ne pas
quitter le domaine organique du livre en cours : ainsi, donc, écrire la
phrase, écrire la structure, écrire l’échec, les tâtonnements, écrire les doutes
–tout cela serait déjà l’œuvre considérée dans sa gestation, serait déjà une
forme « préhistorique » de brouillon. Ce qui manque à nombre de
livres, ce serait donc précisément cela : il leur manque la télécriture.
Ils s’écrivent à la façon d’un morceau de jazz, dans une succession d’instants
concomitants à leur conception ; comme si, d’emblée, il y avait eu
dichotomie entre le travail artisanal (la fabrique de la phrase) et la pensée
de l’ensemble. Comme s’il n’avait jamais été envisagé que la pensée du tout puisse,
déjà, ressortir de l’écriture.
Ainsi, lire Ulysse de Joyce
ou Au-dessous du volcan de Lowry, ce
n’est pas juste parcourir le déroulé d’une intrigue ou en décrypter le système
de référence, mais apprendre à lire la façon dont l’œuvre s’est écouté en se
faisant, c’est arriver à la lire non de façon supérieure (comme par en dessus)
mais au contraire de l’intérieur, en l’entendant résonner en tous ses points,
qui en outre sont en perpétuels déplacements. C’est lire ses turbulences, ses
spirales, son peuple d’échos. Mais lire un organisme n’est évidemment possible
que si ce dernier a été conçu comme tel : s’il n’est que poupée,
mannequin, automate, alors la lecture ne saurait être que simple mécanique.
Evidemment, l’existence d’une pensée-écriture ne garantit en rien la
puissance dynamique de l’œuvre produite, et certaines œuvres apparemment
constituées de pures variations n’en sont pas moins saisissantes. Mais en
faisant l’économie de sa propre pensée, une fiction risque de n’être que
cela : une fiction, voire la fiction d’une fiction. Alors qu’au-dessous du
volcan, qu’y a-t-il, sinon un autre
volcan, qui couplé au premier forme un moteur d’exception ? Penser le
volcan plutôt que la lave : tout un programme.
Du coup, je me permets de signaler l'excellent cours sur l'écoute de François Nicolas, qui s'accorde avec certains aspects de Szendy (L’écoute "étant à l’œuvre avant de l’être à l’auditeur", articulation du local et du global en vue de la forme, métaphore de "l'avion fabriquant un avion en vol" pour un style constructiviste...)
RépondreSupprimerhttp://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/Ecoute/Cours.doc
Bonne journée !
Merci pour ce post ! Pour ceux que ça intéresse, et pour avoir quelques précisions sur le fonctionnement de la cellule et du motif en musique et sur son développement "organique" :
RépondreSupprimerLe style classique : Haydn, Mozart, Beethoven, de Charles Rosen, éditions Gallimard
Un bouquin passionnant qui se doit de figurer dans toutes les bonnes bibliothèques musicales !