Il paraît qu’entre les pages des
livres, pressés mais sans la moindre hâte, dorment parfois de modestes trèfles.
Peut-être. Mais si trèfles il y a, ils ne sont pas seuls, et les
bibliothécaires sont sensibles aux vestiges qu’y laissent les lecteurs. Car le
livre de bibliothèque a ceci de particulier qu’il est bien commun, et donc
réceptacle des manies et négligences de ceux et celles qui, l’empruntant, l’empreintent – étonnant d’ailleurs que
le verbe « empreinter » n’existe pas, et qu’il faille passer par
l’anglais – imprint – ou recourir au puissant « impressionner » pour
signifier l’acte qui consiste à laisser des traces – car c’est bien de cela
qu’il s’agit, d’empreintes digitales (car seul le criminel prend des gants avec
les ouvrages) ou de traces plus triviales.
Ainsi, dans le très beau El ultimo lector, de David Toscana, le
héros, un certain Lucio, bibliothécaire de son état, qui embrasse les faits de
l’existence via ses lectures, évoque une réunion de directeurs de
bibliothèques, au cours de laquelle il apprend « tout ce qu’on pouvait
trouver entre les pages des livres », et de citer :
« des fleurs, des papillons, des ongles rognés, des notes, des mots d’amour, des adresses et, surtout, de la nourriture, boissons renversées, taches de graisse, sucre collé, miettes, mayonnaise et sauces, ainsi que ce qui, dans le compte-rendu de cette réunion, avait été consigné sous le terme de résidu nasal, pour lequel on avait recommandé à chaque bibliothécaire l’acquisition d’une petite spatule. »
Dans le dernier roman de William
H. Gass, Middle C., à paraître en
janvier en Lot 49, on trouve également deux personnages de bibliothécaire
sensibles à ces dégradations : Marjorie Bruss, surnommé le Major, et la
discrète Miss Moss, relégué au sous-sol, qui répare et nettoie les livres.
Voilà ce que Gass fait dire à Miss Moss :
« Un livre, pourrait-on croire, n’est pas une poche, un sac ou une corbeille à papiers, mais les gens oublient leurs mouchoirs usagés entre ses pages vierges, leurs cure-dents, aussi, sales là où ils les ont tenus tout se nettoyant les dents – quelle in-dé-cence –, des pochettes d’allumettes avec des choses écrites au revers du rabat, en général des numéros de téléphone, je suppose ; ou ils laissent des trombones et de gros boutons plats en nacre – imaginez – des mèches de cheveu et toutes sortes de reçus ainsi que des bouts de papier dont ils se sont servi pour signaler l’endroit où ils se sont arrêtés ; et ils engrangent du courrier entre les feuilles comme si un livre était un tiroir coulissant – infligent-ils cela à leurs propres ouvrages ? – où ils y insèrent des clichés, des cartes postales, des timbres inutilisés, de temps à autre une fleur aplatie – qui tache, j’ai même vu des empreintes de feuilles –, des billets de un, de cinq, de dix dollars, c’est inimaginable, oui, des élastiques, un lacet ; des emballages de bonbon et de chewing-gum – même des gommes mâchées que je dois extirper à l’aide d’un couteau de vitrier – les gens – les gens – je déclare – et des articles de journaux, souvent des critiques de l’auteur, qui sont parmi les pires intrus parce qu’avec le temps elles sulfurent les pages où elles ont été comprimées comme les gens qui s’endorment sur l’herbe l’été et y laissent leurs empreintes afin que des sorcières comme moi recourent à la magie. »
Marquer la page : si c’est là un des coupables
penchants du lecteur, c’est aussi le travail de l’écrivain, qui soudain
découvre dans la négligence matière à écriture, prétexte à liste. A la diversité
des choses oubliées entre les pages, dans la réalité, répond alors la litanie
des choses rappelées sur la page, des choses évoquées aussi bien qu’invoquées,
comme si l’écrivain ne voulait pas être en reste par rapport à son futur
lecteur qui, n’en doutons pas, a plus d’un trèfle dans sa manche. Mais ce que
le lecteur dépose le plus souvent entre les pages, c’est l’instant de sa
lecture, ce curieux mélange de concentration et de distraction, ce sont les
miettes de ses souvenirs, les résidus de son émotion.
David Tosca va encore plus loin :
« Enfin, on avait raconté que, bien que rarement, quelques romans érotiques étaient inséminés, chose qui, aux dires du chef des bibliothécaires, n’était pas un accident mais de la provocation, car aucun livre ne se lit à la hauteur des gonades. »
Du sperme sur la page ? des critiques de
l’auteur entre les pages ? Gass et Tosca semblent chacun à sa manière,
sous le vernis du reproche et derrière la jubilation de l’énumération, nous
rappeler que nous laissons toujours un peu de nous-mêmes (l’auteur comme le
lecteur) dans les livres. Ensemencer : semer du sens ?
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David Tosca, El ultimo lector,
traduit de l’espagnol (Mexique) par François-Michel Durazzo, éd. Zulma,
2009
William H. Gass, Middle C.,
trad. Claro, cherche midi éditeur, coll. Lot49 (à paraître)
C'est très beau tout ça, mais ça me donne de plus en plus envie de lire Middle C., ne tardez pas trop à remettre votre traduction à votre éditeur (hum, j'ai bien peur que ce ne soit qu'une seule et même personne, l'éditeur et le traducteur, du coup, comment faites-vous pour négocier avec vous-même un délai supplémentaire en cas de retard ?)... et vous sachant occupé à traduire Gass, vous serez (en partie) pardonné pour votre interminable absence de ce blog que je vois poindre avec angoisse à la fin de ce mois, comme à chaque période dite de "vacance" !
RépondreSupprimerJamais rien trouver de la sorte (et d'aussi poétique !... On croirait du Perec ou du Pages ou du Chevillard...) dans tous les livres que j'emprunte à la bibliothèque (dommage) ! Mais seulement des annotations au crayon papier, des pages cornées, abimées, voir arrachées ou plus délicatement découpées... Des livres maltraités... Pas de chance... Pas de quoi rêver... Ni fantasmer. Par contre, c'est vrai, il y a certains livres, parfois, tellement beaux, qu'on y laisserait même sa peau !
RépondreSupprimerEh bien, justement, je viens d'ouvrir un blog consacré à ces marque-page improvisés. Après plus de 20 ans à travailler en bibliothèque, j'en ai des centaines ! J'ai même eu le cas des pages collées au foutre. C'était une mauvaise BD de fesse, je ne l'ai pas gardée... L'adresse :
RépondreSupprimerhttp://valetdecarreau.blogspot.fr/
"- King Lear: Dost thou call me foul, boy?
RépondreSupprimer- Fool: All thy other titles thou hast given away; that thou wast born with."
(King Lear, I, 4)