Les écrivains, pour la plupart,
écrivent avec l’aide d’un traitement de texte. Ils tapent. Sur un clavier. Sur
les nerfs, aussi, mais c’est une autre histoire. Mais ce clavier n’est pas tout
jeune, il est le descendant de la machine à écrire. Or dette dernière a été
conçue au départ pour le courrier et la comptabilité des entreprises, et non pour épargner aux nouveaux Voltaire le bruit crissant de la plume. Pourtant, l’écrivain, en s’emparant de cet engin
comptable, s’y est adapté, même s’il lui a fallu maîtriser, au fil du temps,
les diverses techniques permettant de biffer, surimposer un mot, faire des
duplicata, etc. Puis est venu l’ordinateur et son traitement de texte – oui,
parce que sans word processor,
l’écrivain serait devant ordi comme une poule devant un train électrique.
L’écrivain, qui a commencé scribe, s’est un peu lassé de l’argile et n’a aucune
envie de retourner au marbre de pépé, apprécie l’invention. Ce qu’il rate, il
l’efface, d’un geste à peu près identique à celui qu’il fait quand il sonne
chez son médecin: son index enfonce une touche. Adieu l’étrange bosse qui
déformait l’extrémité droite du majeur (des droitiers). Certains s’y font, d’autres
pas. Chacun a ses raison. Mais en gros, la verdict, c’est : Qu’importe le
support pourvu qu’on ait l’inscription.
Ce qui a été modifié, pourtant,
est essentiel, puisque c’est le rapport à la rature, laquelle est le fondement
de toute écriture. Barrer n’est pas effacer, même si un trait rageur peut faire
autant de ravages que la touche située en haut à droite du clavier, celle qui
porte une flèche dirigée vers la gauche, vers le passé, comme si effacer c’était retourner dans le
temps, alors qu’il est évident que raturer, pour l'écrivain, c’est
progresser.
Autrefois, on pouvait conserver,
fétichisme oblige, toutes les strates d’un écrit. Cela permettait d’en posséder
l’archive feuilletée. Aujourd’hui, l’écrasement des x versions du fichier rend complexe, sauf précautions laborieuses,
la genèse des écrits. En fait, c’est moins la postérité qui en souffre que
l’écrivain, lequel est obligé, pour avancer, soit de faire appel à sa mémoire
(la mémoire de ce qu’il supprime – ou n’aurait pas dû supprimer), soit, au contraire,
de se laisser porter par cette amnésie permanente que lui propose un outil qui
pourtant se targue d’une capacité mnésique de plus en plus pachydermique. Les
possibilités infinies de modification sont en fait palliées par un déni du
concept de brouillon. Ce qui s’efface n’a jamais existé.
La littérature contemporaine serait-elle
donc l’amnésie + l’électricité ? On peut, distraction aidant, perdre plus
de textes en une nanoseconde que si toute une ville brûlait. Et cela arrive.
Qui n’a pas perdu des pages entières suite à une négligence (mais fais une
sauvegarde toutes les six secondes, bon sang !) ou à une avarie technique
(ah, t’as un PC ?) ? Finalement, la faillibilité de la machine ne fait que rendre plus pathétique et dérisoire la
dimension de la perte : ce ne sont que des mots, des 1 et des 0
agglutinés. Et ce n’est pas les écrivains qui prennent le plus de précautions
qui nous offrent les textes les plus durables, n’est-ce pas.
Mais le débat, s’il y a débat,
est déjà obsolète. (Nous aurons été les dernières générations à pouvoir passer,
en moins de quarante ans, de la plume sergent major à la machine à écrire puis
à l’IBM à boule puis à la machine dotée d’un petit écran rectangulaire puis au
premiers ordinateurs, avec leurs imprimantes comme extensions indispensables,
et enfin aux ordinateurs de la génération actuelle qui nous permettent déjà soit
de taper quasiment dans l’air grâce aux écrans tactiles soit de dicter
directement notre prose, via un micro.)
Les écrivains à venir, qui ne
seront pas passés par des stades à faire rougir un darwinien (et ne connaîtront
sans doute pas la nostalgie, cette touchante pathologie ancien régime), comment
vivront-ils le rapport à l’écriture assistée ? Mais peut-être que si je savais
quels outils les attendent dans les quarante prochaines années, je serais
obligé de m’exclamer : Oh putain, ils ont dû grave ramer pour s’adapter…
Le fétichiste de la rature trouve toujours un moyen d'assouvir sa pulsion. Sous Word, deux pistes à explorer : le suivi de corrections, qui permet de donner lieu à des documents évoquant de hideux brouillons, et les commentaires en marge qui permettent de garder sous le coude des tournures inutilisées mais peut-être pas inutilisables (une méthode de faux-cul, donc)...
RépondreSupprimerOui, en espérant que dans quarante ans il y aura toujours un rapport à l'écriture, voire à l'écrit tout court !
RépondreSupprimerJ'ai hâte de lire cet article sous la plume d'Adèle L. !
RépondreSupprimerOn ne peut le dire plus justement.
RépondreSupprimerPeut-être un jour toute la correspondance SMS de Houellebecq en trois volumes à la Pléiade ! Ou les messages Viber de Sollers ! On les lira dans 40 ans, mutatis mutandis, comme on lit les Fusées de Baudelaire, compatissant et amusé, en rappelant les outils préhistoriques, des dalles noires avec des lettres en clavier, qui ont servi à les rédiger..
RépondreSupprimerUn jour j'écrirai un livre à la main.
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