mardi 15 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / JOURNAL DE TRADUCTION // ÉPISODE 3 – LA FOISON D'OR

 


RETRADUIRE GRAHAM GREENE / JOURNAL DE TRADUCTION



• ÉPISODE 3 – LA FOISON D’OR

Dans l’épisode précédent, j’ai évoqué le concept de « coefficient de foisonnement », lequel est censé justifier qu’un texte traduit en français est nécessairement plus long que l’original anglais, comme si le français était systématiquement plus loquace que l’anglais (nos tailleurs seraient-ils plus riches ?). Admettons que ça soit le cas, et qu’un traducteur ne soit pas tenu à une certaine concision. Ce coefficient est censé, paraît-il, avoisiner 10%, voire 15 %. Qui en a décidé ainsi ? Le pape de la traduction ? On l’ignore. Le fait que le traducteur soit payé au nombre de signes pourrait fournir peut-être un premier élément de réponse à cette question, mais ne soyons pas mauvaise langue. Quoi qu’il en soit, la passion de l’expansion semble assez courante dans les années 50, si l’on en juge par certains exemples tirés de la traduction du Ministère de la peur. Là où Greene écrit : « The papers lay in the lamplight” (Six mots pour parler d’une pile de journaux qu’éclaire une lampe de bureau), la traductrice se lâche allègrement avec un « Les journaux épars sur le bureau reflétaient la lumière crue de la lampe cachée sous un abat-jour. » (dix-sept mots…) On dirait presque un exercice de style à la Queneau.

Par ailleurs, on apprend qu’une lampe se cache sous un abat-jour, ce qui nous éclaire très moyennement sur les mystères de l’électricité. Plus loin, « he picked one of the offending papers” (il s’empara d’un des journaux incriminés) devient « il jeta un coup d’œil sur ces journaux qui avaient mécontenté le docteur ». Suivi par un « He must have been biten by the passion for detection” (“Il avait dû attraper le virus du détective/de l’enquêteur ») qui se change en « sans doute lui aussi s’était-il senti attiré par le passionnant intérêt qu’offre le métier de détective »).

Autre exemple : « He wanted a looking-glass » (il voulait un miroir) est traduit ainsi par Sibon: « Une seule idée le hantait : une glace… une glace où il pourrait se regarder… » A ce stade, ce n’est plus un miroir, mais un Palais des glaces ! Le pire est à venir. Quelques lignes plus loin, Greene écrit à peu près ceci : « Il était certes Arthur Rowe, mais à une différence près. Sa jeunesse était là, toute proche ; et c’est de là qu’il était reparti. Il dit : D’ici un instant ça va revenir, mais je ne suis pas Conway […] ».

Mais la traductrice de 1950 s’est sentie pousser d’amples ailes rhétoriques, et ce court passage devient : « Il s’avouait être Arthur Rowe, mais cependant il ne comprenait pas encore les phases de ce retour à sa véritable personnalité : en effet, ne se souvenant que de sa jeunesse, il allait en quelque sorte recommencer entièrement sa vie, sans tenir compte des années troublées qu’il avait déjà vécues. Se parlant toujours à lui-même il continua : ‘Bientôt la lumière se fera dans les ténèbres où j’étais plongé, mais je ne suis pas Conway […]’ ».

Une telle expansion pose évidemment problème (et donne le vertige). Dilater un style revient à le déformer, à annuler le travail sur la forme. N’imaginons pas que traduire c’est développer, car ce n’est pas le cas. Déplier signifie ici aplatir, autrement dit affirmer le primat du sens sur une forme soigneusement calibrée. Bref, plus on foisonne, plus on déconne. La traduction n’est pas une explication de texte mais une duplication de texte. Il s’agit d’inventer un double au texte. De faire illusion, et non abstraction (ou multiplication…) Il s’agit d’élaborer une ombre susceptible de passer pour la proie. D’affiner une projection digne de l’émission. Les feux de la traduction nous parlent d’un texte qui, bien qu’éteint depuis longtemps par l’acte de traduire, continue de briller dans notre monde (et non d’une lampe qui, sournoise, se cacherait sous un abat-jour…). Mais, me direz-vous, où est l’espionnage dans tout ça ? La suite bientôt…

lundi 14 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE – ÉPISODE 2 : PRÉDIRE LE PASSÉ

 RETRADUIRE GRAHAM GREENE /

JOURNAL DE TRADUCTION



• ÉPISODE 2 – PRÉDIRE LE PASSÉ

Quand on lit une traduction, il est difficile de se rendre compte de son infidélité dès lors qu’elle se pare d’élégance. Son naturel semble démentir toute éventuelle trahison. Le sens est là, fermement campé dans une prose qui tient debout, alors pourquoi douter de la justesse du tour de passe-passe ? Mais le fait est qu’on assiste parfois à des réécritures ayant pris un envol un peu… cavalier (si tant est qu’un envol puisse être cavalier, à moins d’être Pégase).

Ainsi, dans le premier chapitre du Ministère de la peur, la traductrice Marcelle Sibon, qui a abondamment traduit Greene, s’attaque au paragraphe suivant:

« So many fortunes one had listened to, behind a country hedge, over the cards in a liner’s saloon, but the fascination remained even when the fortune was cast by an amateur at a garden fête. Always, for a little while, one could half-believe in the journey overseas, in the strange dark woman, and the letter with good news. »

Ces lignes, on peut les traduire ainsi, sans trop s’éloigner de l’original :

« La bonne aventure : qui n’y avait pas eu droit, que ce soit derrière une haie de campagne ou devant des cartes dans le salon d’un paquebot, mais la fascination demeurait même quand elle émanait d’une dilettante dans une kermesse. A chaque fois, pendant un bref instant, on pouvait presque croire à un voyage en mer, une mystérieuse brune, une lettre porteuse de bonne nouvelle. »

Mais Marcelle Sibon préfère traduire ainsi :

« Il est étonnant de constater combien une diseuse de bonne aventure, même amateur, même à une kermesse, fascine l’imagination populaire et intrigue toujours ; quelque peu de foi que l’on ait apporté à d’autres révélations merveilleuses, faites, soit à la campagne, derrière quelque haie, soit dans un coin retiré du fumoir d’un grand paquebot, on doute toujours, on ne croit qu’à demi au beau voyage à l’étranger, à la brune inconnue, aux lettres porteuses de bonnes nouvelles, et cependant on se laisse toujours tenter, on se donne l’illusion de percer l’avenir. »

J’ai souligné des éléments qui ne figurent absolument pas dans l’original. Pourquoi ces ajouts? Le sens lui-même est discrètement biaisé – chez Greene, on veut croire, même à demi, aux prédictions ; chez Sibon, on doute toujours… Quant aux nombres de mots, c’est le grand saut. On passe de 58 mots à 92 mots. Une façon de doubler la mise initiale ? C’est ce qu’on appelle dans le jargon de la traduction : le coefficient de foisonnement. (Ici, franchement, ça serait plutôt la foison d’or !) Je vous propose donc de revenir demain sur ce faramineux coefficient…

RETRADUIRE GRAHAM GREENE : JOURNAL DE TRADUCTION (1)


RETRADUIRE GRAHAM GREENE : JOURNAL DE TRADUCTION

• ÉPISODE 1 – GRAHAM GREENE, LE RETOUR 

Les éditions Flammarion se lancent dans une aventure aussi ambitieuse qu’excitante, et aussi salutaire que surprenante : proposer de nouvelles traductions de l’œuvre de Graham Greene. Le projet, initié par Bertrand Pirel, a pour but de dépoussiérer des textes dont certaines des traductions françaises encore en circulation ont parfois jusqu’à soixante-dix au compteur ; oui, car elles ont vieilli, ce qui est l’étrange privilège des traductions. Question : pourquoi les traductions vieillissent-elles, alors que l’œuvre originale semble relativement à l’abri du temps? C’est là une question passionnante sur laquelle je reviendrai très bientôt dans cette série qui promet d’être fleuve.

M’étant vu confier cette mission, je me dois de corriger tout de suite une idée reçue, ou plutôt une erreur de formulation : je ne retraduis pas l’œuvre de Greene, et ce pour la simple raison que je ne l’ai pas traduite auparavant. Je ne repasse donc pas par un chemin déjà emprunté (par moi) : Je traduis, c’est tout, comme si l’œuvre de Greene venait d’arriver sur mon bureau, encore fraîche et inédite. Si je m’interdis de regarder l’ancienne version existante en cours de traduction, c’est pour ne pas interposer entre mes doigts et le clavier un calque mal(f)aisant, et me protéger d’un effet d’écho – bien sûr, une fois ma traduction achevée, j’irai voir la version précéente, un peu comme on consulte le Gaffiot par curiosité (bonjour les latinistes !), afin de voir comment telle phrase de Greene s’est vue rendre justice ou a été aplatie. Quel effet le Temps a eu sur son texte… Mais pour lors, je veux aborder ce continent – plus d’une vingtaine d’ouvrages en chantier… – d’un œil neuf, pour ne pas dire immature. Avant d’accepter ce travail, bien sûr, j’ai parcouru les livres de Greene (plus d'une vingtaine…), vu ou revu certaines adaptations cinématographiques de ses romans (près de vingt-cinq), dévoré ses diverses biographies (au moins trois, dont une en trois volumes !) – et, Troisième Homme oblige, fredonné sans m'en rendre compte l’air de Harry Lime…

Pendant plusieurs semaines, au fil des traductions et parutions, je publierai ici, à un rythme régulier, une sorte de journal de travail, où il s'agira à la fois de déplier ces formidables feuilletés que sont les textes de Greene et d'expliquer les raisons qui nous ont appelés à en imaginer de nouvelles versions. Au programme pour commencer, Le Ministère de la Peur (préfacé par mes soins), suivi de Deux Hommes en un (préfacé par William Boyd)– les deux paraissent cette semaine.

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A noter: jeudi 17 avril, à 19h, aura lieu une rencontre autour de ces deux premiers livres à la librairie L'usage du monde, 2 rue de la Jonquière (75017) en présence de l'éditeur, du traducteur et de Jonathan A. Bourget, petit-fils de Graham Greene.

jeudi 10 avril 2025

Le billet fantôme de Thomas Pynchon


Alors qu'on a appris que Paul Thomas Anderson, après avoir adapté au cinéma Bleeding Edge, allait s'attaquer à Vineland, un nouveau roman de Thomas Pynchon est enfin annoncé chez l'éditeur Penguin, après douze ans d'attente.

Le titre de ce roman est Shadow Ticket une expression qui peut avoir plusieurs significations. Il peut s'agit d'un billet (d'avion, par exemple), réservé sans qu'on l'ait acheté, mais ce sens colle assez mal avec le contexte du livre de Pynchon, qui se déroule en 1932. Il peut avoir également un sens informatique, encore moins pertinent vu ledit contexte. Un autre sens, peut-être métaphorique, est envisageable. Un "shadow ticket" renverrait alors à une expression espagnole, et cet obscur billet serait celui réservé pour une "barrera de sombra", une place à l'ombre dans une arène pour assister à une corrida. Mais que ce "ticket" ait le sens de billet, de programme (ou liste) électoral, que ce "shadow" soit une ombre, un fantôme, ou renvoie à une filature (il est question dans le roman d'un "private eye"), voilà qui reste à déterminer.

On attend donc de mains fermes le texte de Pynchon. Sachant le secret qui entoure ses livres, il n'est pas sûr qu'on puisse disposer prochainement d'un pdf, qui pourrait aisément fuiter avant le 7 octobre. Penguin imprimera plus vraisemblablement des épreuves papier, parcimonieusement distribuées juste avant la sortie. Mais après douze ans d'attente, on n'est pas à six mois près, non? On connaît au moins quelques ingrédients de ce nouveau plat sûrement relevé: fortune fromagère, Al Capone, activités paranormales, bandits à moto, paquebot accostant en Hongrie (!), espions anglais, Nazis nazis, big band…

Les trois cent quatre-vingt-quatre pages de Shadow Ticket paraîtront donc le 7 octobre prochain, et des négociations sont en cours en France afin d'en acquérir les droits en vue d'une traduction. En attendant de vous dire (très prochainement plus), voici les informations dont on dispose pour l'instant…




mardi 8 avril 2025

Perec de 8 à 10

 


L'Œil ébloui continue son exploration non de Perec, mais des nombreux Perec qu'écrivains et artistes ont reçus en héritage plus ou moins oblique. Trois nouveaux titres paraissent cette semaine, les numéros 8, 9, 10 (plus que 43 titres à paraître !)

Le numéro 8 nous donne à voir les photos que pris l'ami de Perec, Pierre Getzler, lors de deux des trois glorieuses journées d'octobre 1974, quand l'écrivain s'assit à une table de café et tenta de capter tout ce qui se passait et ne se passait pas place Saint-Sulpice. Chaque photo cadre un pan d'espace, plus ou moins habité, où souvent n'advient qu'un temps figé, souvent barré par une verticale (un arbre, un poteau, un panneau) comme si, telle une aiguille marquant un éternel midi, l'espace-temps était balisé par de concrets fuseaux horaires. Des voitures, des bus, des passants: une place qui ne laisse place qu'à elle-même, mais qu'il faut quand même décrire, c'est-à-dire, écrire, autrement dit déplier l'image en segments syntaxiques, tout comme les photos de Getzler réécrivent un ensemble en le sectionnant en parties.

Le numéro 9, signée Sophie Coiffier s'efforce de lire certaines images à la lueur de l'œuvre de Perec. En partant de la grille mi-conceptuelle mi-ludique qu'est le jeu de taquin (en gros un puzzle aux pièces carrées ménageant une case vide par où faire passer les autres pièces), l'auteure de L'éternité comme un jeu de taquin, opère donc des rapprochements – comme on fait coïncider des bords – afin que le sens, magnétisé, attire d'autres aventures formelles. Ce pourrait être un exercice, c'est en fait une quête, entre vide et plein, où Perec, de cavalier seul, devient arpenteur de cases.

Le numéro 10, qui s'intitule Le timbre à un franc, est signé par le pataphysicien Jean-Louis Bailly. Il égrène divers croisements avec l'œuvre et l'homme, entre autres comment le chapitre XXII de La Vie mode d'emploiI (qui était alors en cours d'écriture) lui est arrivé par la poste, suite à une démarche que Bailly avait faite auprès de GP, afin de publier un de ses textes dans une revue au titre rousselien, Nouvelles Impressions. C'est aussi, en creux (et en bosses, aussi) un portrait cubiste de Bailly, dont certains angles entrent en relation géométrico-affective avec les textes de Perec.

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Pierre Getzler, Place Saint-Sulpice les 18 & 19 octobre 1974

Sophie Coiffier, L'éternité comme un jeu de taquin

Jean-Louis Bailly, Le timbre à un franc

tous trois parus à L'Œil ébloui, dans la série des 53 Perec.