vendredi 7 juin 2019

LE LABYRINTHE DES VIES NOUÉES - Marie-Hélène Lafon



Le temps du conditionnel est peut-être le temps des enfermés. C’est donc le temps des possibles, quand l’imagination s’insinue entre les failles, déplie le réel, pan à pan, conçoit ce qui n’est pas mais aurait pu être, pourrait être. Il se peut, après tout, que chaque écrivain écrive, dans le secret de son gueuloir, des romans à l’encre conditionnelle, avant de les faire jeûner au passé ou de les gaver de présent. Prenez Régis Jauffret, qui utilise le temps du conditionnel pour faire rendre gorge au réel et lui donner l’allure d’un « heurt indescriptibles d’avortements » – pour citer Artaud et donner une idée de l’effet recherché. Chez Marie-Hélène Lafon, qui laisse essaimer ce temps dans son nouveau roman, Nos vies, ce mode quasi dystopique n’a pas pour fonction de mener au drame mais pour ainsi dire de feuilleter le spectre du récit. De faire trembler « les plaques tectoniques de nos vies ».

Deux personnages en quête de hauteur : ainsi pourrait-on résumer l’argument du livre – si les livres avaient besoin d’arguments et de résumés, ce qui est loin d’être prouvé (et souhaitable) – puisqu’il est question d’une narratrice qui, à force d’observer Gordana, caissière chez Franprix, et un client qui en pince pour elle, invente à ces deux citadins non seulement des vies propres, mais également toutes sortes de vivants destins, des familles, des peines et des joies, des envols et des échappées, comme si, en ouvrageant ces deux lignes parallèles, en jouant mille airs différents, elle rêvait de faire entendre, en contrepoint à sa solitude, quelque chose de l’ordre de l’harmonie.

Un Franprix ? Oui, qui plus à Paris, puisqu’avec Nos vies Marie-Hélène Lafon fait retour sur la ville, après plusieurs textes racinés en rugueuse campagne. Roman-béton ? Pas sûr. Si le cadre du roman, nous dit-on, est le XIIème arrondissement, c’est moins un quartier de la capitale qu’une caisse de résonance, aux contours suffisamment indifférenciés pour que s’y jouent d’autres échos. Mais attardons-nous un instant sur ce décor-supérette : la littérature s’y aventure peu en général, même si l’on peut d’emblée citer deux contre-exemples éloquents, tels que Regarde les lumières mon amour d’Annie Ernaux ou, plus récemment, à sa façon, Je paie d’Emmanuel Adely. Il n’est certes pas innocent que surgisse ici le nom de Ernaux, non seulement parce que ses écrits dialoguent souterrainement avec l’œuvre de Lafon, mais également parce que leurs textes signalent, dans le passage de l’épicerie à la grande surface, un événement qui n’est pas seulement de nature spatiale ou mercantile. De fait, ce « remplacement » est emblématique de la césure entre le temps figé et intime de l’avant-guerre (pour faire court) et celui, anonyme et flou, de la consommation de masse qui l’a suivi. Or, en cherchant à doter ses deux personnages de vies diffractées, la narratrice se lance dans une spirale de conjectures, et voilà le fil de vies de province soudain dévidé par la bobine urbaine.

On pourrait sans doute déceler chez Marie-Hélène Lafon, à première lecture, un penchant passéiste, un goût pour l’obsolète, voire une certaine préciosité agrémentée de nostalgie. Ce serait, à mon avis, se méprendre. Chez l’auteur, l’art du détail, dès lors qu’il s’attache à des pratiques et tournures délaissées, ne vise jamais leur célébration, mais insiste plutôt sur leur résistance, leur survie, nous rappelant combien certains us imprègnent encore nos mémoires, mentales comme physiques. Bien qu’évoluant dans le présent, les personnages de Lafon charrient souvent à leur corps défendant la magique quincaillerie des gestes et paroles qui constituaient leur ordinaire d’enfance. La transmission persiste dans l’oubli, elle connaît de discrètes mais poignantes résurgences dans « nos vies » – plus d’une fois, la narratrice insiste sur une « tournure », qu’employait sa mère ou son père. La tournure : langue apparemment figée mais qui est comme l’absente de tout bouquet, en ce qu’elle permet à l’Autre d’apparaître à nouveau.

La caissière qu’observe et multiplie la narratrice est affligée d’un pied-bot, et ce pied-bot est comme un secret, il dit la course impossible mais également la singularité, c’est un trou noir où ont été engloutis mille aspirations. Qu’aurait fait Gordana la boiteuse si, moins pauvres, mieux informés, ses parents l’avaient fait opérer ? Et Lafon d’égrener une litanie de possibles sur laquelle plane, soudain, l’ombre de Flaubert, écrivain cher à l’auteure. Car si l’Hyppolite opéré par Charles dans Madame Bovary était garçon d’écurie, Gordana, elle, aurait pu être « cavalière racée, et vétérinaire pour les chevaux, dans un haras les premières années, ensuite elle aurait voyagé dans le monde entier, on l’aurait appelée pour sauver des chevaux de grands prix atteints de maladies rares et mystérieuses (…). » Le monde qu’explore ici Lafon semble certes immobile (caissière assise, client en attente…), et pourtant sa phrase piaffe et rue, animée d’une cadence versatile qui procède par d’infimes vertiges syntaxiques, une cadence dont il émane, pour reprendre une expression de la narratrice, « une grâce tenace ». Ainsi va la prose chez Lafon : proche de la terre, mais le pied léger.

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Marie-Hélène Lafon, Nos vies,  éd. Buchet-Chastel, 15€

1 commentaire:

  1. Bravo pour cette nouvelle présentation, modulable, claire, plus complète. Une réussite !!

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