Quand c’est global, c’est global.
Et à force d’être partout, le monde vomit du nulle part. Le monde est absent,
omniprésent mais vide, comme un écran diffusant exclusivement d’autres écrans,
où ne défilent plus en bandeau que des informations sur la santé de l’écran. Décrire
n’est plus situer. Dire devient répéter. On se déplace, à moins que ce soit le
décor qui bouge, tourne, nous contourne. Mais la vie n’est pas un manège, oh
non, surtout quand les forains ont désormais le sourire un peu trop cravaté des
jongleurs de capitaux et autres orpailleurs de multinationales. La planète étant
devenue un carrefour nomade, quoi de plus symboliquement concret qu’un terminal
d’aéroport ? Destination ? Oh, à quoi bon la destination puisqu’on est
définitivement désorienté. Pire, vu que l’Orient, on l’a perdu depuis Byzance.
Non, désormais, on est désoccidenté.
Ça sonne comme une maladie, et ça l’est. C’est ce qui se passe pour le
personnage et le lecteur de Salle
d’embarquement, le nouveau texte de Jérôme Game, où l’on se pose
souvent la question : « mais où est-ce qu’on est là ? »,
« mais où est-ce qu’on est exactement ? », « qu’est-ce
qu’on voit exactement ? ». Bon, remettons les boussoles à zéro et embarquons.
Benjamin C. est un cadre au carré
qui tourne en rond, il sillonne notre monde en froide jachère afin de régler
les petits détails du grand tout pour le compte de divers holdings, et doit
s’occuper entre autres, dans la grande banlieue d’Istanbul, de « la
négociation du parking souterrain avec le centre commercial adjacent »,
suite à la mise en chantier d’un hypermarché juste à côté. Il se rend aussi à
Tokyo, à Taipei, à Hong Kong. Le suivre dans ses démarches – puisque tout n’est
plus que démarche, puisqu’on ne marche plus, mais qu’on se déplace, sans cesse
véhiculé d’un point à un autre sur la carte d’un non-territoire – c’est, dans
le vertigineux Salle d’embarquement,
traverser des espaces désincarnés et interchangeables. Tout commence par un
terminal, et rien que ça, sémantiquement parlant, ça en dit long. Allez, on décolle.
Chez Jérôme Game, gestes et pensées s’enchaînent comme si on les faisait
défiler avec le pouce, c’est la smart-life : « Le verre en plastique
transparent scintille, les fauteuils en laine foncée, la coque blanc-cassé de
la cabine est moulée. Un gin-tonic s’il
vous plaît un m… Merci. [Le] sourire [de l’hôtesse de l’air] avance dans la
travée se déhanche. Lentement, la tache rouge-blond au foulard vert, au nez fin
glisse sur fond blanc. Benjamin sent le vent pousser l’avion laisse pisser. Le
vent pousse. L’avion bouge. Il laisse. Du calme. Plus de lecture. Un autre
verre. » Le monde se pixellise, l’œil devient préhensile – le verbe, lui, tabule.
Le récit minimaliste et précis de
Jérôme Game est soigneusement rythmé par des listes, des énumérations, qui
disent à la fois le global, l’exhaustif et le vain. Liste des destinations avec
état des vols, liste des services, consignes, boutiques, indications qu’on
trouve dans un aéroport, listes des journaux qu’on peut feuilleter, liste des
chaînes de télé qu’on peut regarder dans les hôtels du monde entier (liste des
hôtels, donc), noms des aéroports, des compagnies aériennes, liste des produits
transportés par container… Des pages-billboard,
des mantras-signalétiques qui se lisent sans se lire, puisque que le monde,
justement, ne se lit plus : la conscience se contente d’une capture
d’écran. Plus de lecture. Un autre verre. Securit.
Heureusement, parfois, une fêlure
apparaît à la surface de la surface. Benjamin, ouf, déconne. « Une
imperceptible distance alors, qui s’insinuerait entre lui et ce qu’il fait,
sans qu’il en soit forcément conscient d’ailleurs, et qui le rendrait plus
contemplatif qu’à l’ordinaire ? » Mais avant de contempler, Benjamin
se soûle. A une soirée au consulat, il réclame un pain bagnat, ce qui n’est
jamais bon signe (pour le capital), mais plutôt réjouissant (pour l’humain).
Une autre forme de désorientation commence. Définition impeccable de
l’ivresse : « Il descend l’escalier. Y’a pas d’escalier. » Et puis
on est à Tokyo, une ville qui existe avant tout dans les guides et sur YouTube,
on ne voit pas, on visionne, « c’est foncé, ça zoome on dirait, ça
grossit. C’est la surface de l’eau qui s’éclaircit, on a traversé les nuages.
Ça se rapproche. C’est marron bleu foncé, violet. On voit Tokyo Bay, Minato,
Shibuya, Shinjuku. On voit Toshima, Taito, Kita, le Rainbow Bridge et
Arakawa. » On, ça, c’est : mais où est Benjamin ? Où est-ce
qu’on est là ? Hong Kong ? Possible. Et voilà qu’on force de voir
sans voir, notre cadre se découvre un désir de cadrer, un besoin de réapprendre
à voir, comme s’il « était déjà à l’intérieur des images, et qu’il lui
fallait témoigner de cela ». C’est parti, le récit bascule, on passe en mode
« photographie narrative », des carrés de texte saisissent l’instant,
non plus écrans mais fenêtres, découpes plutôt qu’encarts, « le réel est
là on dirait ».
Jérôme Game a pris soin de placer
– de cadrer – une phrase de Godard en exergue de son livre : « Champ.
Contre-champ. Imaginaire, certitude. Réel, incertitude. » On comprend
mieux. Qu’est-ce qu’on voit exactement ? Juste un texte ? Non. Un
texte juste.
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Jérôme Game, Salle d’embarquement, Éditions de l’Attente, coll. Ré/velles dirigée
par Franck Pruja, 12€50
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