mardi 25 juin 2019

LA CROIX ET L’ARTICHAUT – Denis Tillinac



De tous les genres littéraires imaginables, la "très longue dictée" me sidère – je ne suis même pas sûr qu’il s’agisse d’un genre littéraire. Difficile d’en définir la forme, d’en fixer les canons. La TLD remonte à une époque révolue mais séduit encore quelques assis éclairés à la bougie. Peu d’écrivains l’osent, tant elle est risquée. Située à égale distance du suranné et du ridicule, elle récompense ceux qui s’y collent par une ankylose stylistique sans doute incurable. Il sait pourtant se dilater telle une vessie dès qu’on l’agite devant un auditoire égrotant, seul capable de discerner, sous l’enduit de l’ennui, le papier peint de la sincérité (pardon).

Contrairement à la DO – la Dictée ordinaire –, qui s’épanche laborieusement en salle de classe tel un ru de mots croisés mais ne dure jamais plus d’une vingtaine de lignes, la Très Longue Dictée, elle, n’hésite pas à occuper l’espace entier d’un livre. Hypnotique au point de courir le risque du soporifique, elle sidère par sa foi dans un récit entièrement constitué de carton-pâte, dans le choix de mots bibelots nimbés de poussière, extraits d’un lexique qui a tout d’une vitrine, et comme elle ne réfléchit que la bouche qui l’embue.

Oyez. Denis Tillinac vient de porter la TLD à son paroxysme. Après lui, gageons-le, plus personne n’osera relever le gant. A peine a-t-on entrouvert Caractériel qu’on entend déjà crisser la plume sur le papier réglé. Il faut dire que Tillinac a l’ouïe fine et la sergent-major affûtée. Bien, prenez une feuille, notez votre nom et votre prénom en haut à gauche, inscrivez le titre au milieu puis écrivez, gaffe aux liaisons, c’est parti : « Le silence grésillait [virgule], modulé plutôt que rompu par les chants des grillons [virgule], le hululement d’une chouette [virgule], l’aboiement d’un chien [virgule] le tintement des clochettes [z’] accrochées [z’] au cou des vaches [point] ». L’élève-lecteur, en plus d’être bercé par cette curieuse cacophonie, aura ainsi appris quelques caractéristiques phoniques de la gente animale. Il n’oubliera jamais, après ça, que le grillon chante, que la chouette hulule, que le chien aboie, et que la vache tinte. Mais montons d’un cran. Levons les yeux. Ecoutons le clocher, qui lui aussi a quelque chose à dire, le clocher « où s’égrenaient les heures en sonorités cristallines », le clocher qui « énonçait son heure [virgule] sur un ton de résignation éplorée », et confiait à l’enfant « son humble prière ». Ce clocher tout résigné et éploré ne vous suffit pas ? Soit. Prenons le chien, un animal aux « yeux doux » dans lesquels on peut lire une « tendresse désemparée ». Bon, je vous accorde que cette « tendresse désemparée » fait pâle figure à côté de l’«affabilité taciturne » de… de quoi ? De la bâtisse, bien sûr ! Que serait une dictée, surtout très longue, sans une « bâtisse » ?

Chaque page de cette interminable pensum qu’est Caractériel possède son bibelot attendu d’inutilité sonore. La photo de l’ancêtre ? Elle « trônait dans un cadre doré sur le buffet [deux f]. » Il faut dire que la mémoire est comme un grenier « où s’empoussiérait la bimbeloterie de ma brocante intime ». Vous remarquerez au passage l’assonance – bimbeloterie, brocante – capable à elle seule de donner un double orgasme à Lagarde et Michard (tout comme, d’ailleurs : « les odeurs de la fauverie m’enfvraient », c’est fou, non ?). L’enfance, on le sait, est une épicerie, un marchand de couleurs, comme on disait du temps du Général ! Vous trouverez donc toute la quincaillerie nostalgique : Ivanhoé, Tarzan, Kopa, avions en papier, pick-up, Tintin, etc. Pourquoi se gêner. Tout est possible ici : le remords « tarabuste », les résolutions ont « le souffle court », les sourires « sont empreints de résignation ». Ici, les choses sont à leur place : « Il y avait des enfants dans chaque maison [virgule] des poules et leur coq devant chaque seuil [virgule], des vaches dans chaque étable [virgule] des cochons dans les porcheries [virgule] des lapins dans les clapiers [un seul p, point]. » Le temps de l’imparfait règne en maître, comme si l’imperfection était le temps même de la langue, sa raison d’être. Sa naphtaline.

Veaux, vaches, cochons… que de crimes on comment en votre nom ! La nature inspire l’auteur au point parfois qu’il sombre dans des visions hallucinatoires : « Les restes d’un chêne foudroyé m’inspiraient la même compassion que les vaches [sic]. Il était penché [é] comme un vieillard [pas de virgule] et ses branches sans feuille aucune semblaient implorer un pardon. » On se demande bien d’ailleurs pourquoi ce pauvre arbre demande pardon. (Il semble plutôt crier : Pitié ! Sortez-moi de cette dictée débile !) Tillinac a-t-il conscience de porter la niaiserie à un degré d’ébullition jusqu’ici inégalé ? On peut hélas en douter quand on lit, à l’avant-dernière page : « Pour l’heure mes nostalgies sont les seules [seu-leu] oasis dans ce désert de l’amour où mon cœur d’artichaut traîne sa croix. » Allons bon. Après la dictée : la récitation ! Un artichaut traînait une croix dans le désert, quand soudain, au détour d’une oasis…

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Denis Tillinac, Caractériel, Albin Michel

4 commentaires:

  1. La fanette (avec un petit f parce que c'est pas un prénom c'est le nom de la petite fan)6 juillet 2019 à 14:30

    (coeur)

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  2. MERCI de m'avoir fait rire. Cette critique m'a rappelé un prof qui commentait nos rédactions adolescentes à haute voix devant une classe hilare.

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  3. Excellent ! Et bien envoyé.

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  4. Très drôle. Claro ou l'art de se faire des ennemis pour le plaisir de se faire des amis amusés. Tillinac et vous ne jouez pas dans la même cour, est-ce que ça mérite autant de verve ?

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