Quelle pourrait bien être la plus
petite unité littéraire ? Le mot ou la phrase ? Le paragraphe ou
la page ? A partir de combien de fleurs absentes peut-on parler d’idée de
bouquet ? Existe-t-il un seuil en dessous duquel l’écriture peine à tenir,
un autre au-dessus duquel elle s’estime de plain-pied ? La question de la
forme est-elle une question d’endurance ? Le fait est que, pour quiconque décide
de plier le Temps à la forme écrite, avant même d’avoir circonscrit un
périmètre (sonnet, roman, nouvelle…), mettre la main au clavier revient à produire
des unités, c’est-à-dire des blocs, des sections, des morceaux soumis au
façonnage d’un souffle, d’un rythme. Ainsi, on pourrait dire qu’il existe,
parallèlement à la page concrète,
celle que l’histoire papetière a baptisé A4 ou A5, comme s’il s’agissait
d’énigmatiques coordonnées (un mot-croisé ? un point isolé dans
l’espace ?), une page abstraite (mais
non moins réelle pour l’écrivain) : celle qu’il emplit d’un jet à la fois
fluide et heurté, comme la première heure d’un jour, une sorte d’étalon ne
présageant d’aucune structure, une matrice rétive aux descendances, mais lui
permettant d’abattre toutes ses cartes en une fois : un va-tout joué en
solitaire. Cette page tient de l’exercice, mais en surface seulement, car en
elle s’ébat une liberté extrême – elle n’engage pas d’œuvre immédiate, étant
pour ainsi dire simultanément recto et verso. Cette unité hautement
personnelle, certains lui donnent un nom. Pour Lambert Schlechter, c’est
« proserie », un terme un
peu bâtard, pas très heureux en apparence, qui mêle prose et causerie, mais
où on peut également entendre poésie,
et pourquoi pas poterie. L’écrivain
au clavier ? Il est devant son tour, et la forme, sous ses doigts,
s’exerce au vertige.
Lambert
Schlechter est né en 1941 au (et à) Luxembourg. Après avoir publié deux
recueils de poésie en 1982, il garde le silence jusqu’en 1990, date à laquelle
il fait paraître des « petites proses », ce qu’il nomme des « pieds de mouche », plutôt que de
sculpter, comme tant d’autres, des pattes d’éléphant. A partir de 2006, il
livre une série de « proseries »,
sous le titre générique « Le murmure
du monde ». Aujourd’hui, fort de ses soixante-dix-sept ans, il en est
au septième volume – c’est par ailleurs son vingt-neuvième ouvrage paru –,
alors autant s’y avancer sans plus tarder, autant examiner le cœur battant Une mite sous la semelle du Titien,
ensemble de 108 textes composés chacun d’une phrase, écrits entre mars 2016 et
février 2017. « Cette aire spéciale
de blancheur rectangulaire, les deux tiers d’une page A5, et vingt-neuf lignes
à remplir, le total fera autour de mille signes, c’est le champ que j’aurai
encore & encore à labourer / ensemencer / récolter, personne ne m’a rien
demandé, tout le labeur se fait sur la base d’un contrat avec moi-même,
contrat-contrainte, tout ce que tu as à écrire, tu l’écriras en vingt-neuf
lignes, mille signes, les thèmes ne sont pas choisis, les thèmes tombent […]. »
Une aire, un champ : l’unité d’écriture est avant tout spatiale. Le monde
de l’écrivain : sillon avide de diamant.
Libre, têtu,
précis, Schlechter travaille son arpent avec des motifs, des encoches – la mort
de sa femme il y a vingt-sept ans, son immense bibliothèque anéantie par un
incendie (et 95% de ses manuscrits partis en fumée…), des bribes de Tchékhov ou
de Beckett, d’autres langues (Robert Walser dans le texte…), un saxo de
Coltrane, deux choucas, un cul tendu, l’anxiété du gel, le balbutiement (qui se
traverse), l’agonie de William Gaddis, la mélancolie (ses vibrations), un
ornithogale douteux (en pot) – « et
pendant que bandent les amants qui pendent et se vident de toutes les réserves
de leur foutre d’amour, les fifres et les sous-fifres fifrent tout leur
fifrement pour exciter les mandragores à faire éclore leurs myriades de
délicates vulvettes afin de contribuer à perpétuer, chafouinement, l’inutile
engeance des tristes troubadours ». Poétique de l’éclaté et du
rassemblé : la page écrite – tour à tour « écrin » ou
« potage » – est une liste animée, un grouillement d’affinités, une
convocation fuyante, une brassée d’airs complices, on y voit défiler le
souvenir et le rêve, la pensée et l’acte, la joie et la douleur, mais ici nul esprit
de confession, l’intime reste ouvert, vivace, ce n’est pas le regret qui
griffonne, mais la phrase qui réordonne et éclaire les tessons d’une l’impossible
fresque. « Avec un filet à papillons
courir sous l’immatérielle voûte de la somnolence attraper des philosophèmes
bigarrés, puis les épingler dans les caissons […] je continue de courir avec ma
saloperie de filet, attraper mots qui caracolent, puis j’épingle encore &
encore, et on me voit sourire & fredonner au bout de mon clou. » Ecrire
: fredonner au bout d’un clou. Pas mieux.
Lambert
Schlechter est comme un Orphée qui aurait mieux à faire que fréquenter les
ombres. Son dévouement à la page – à l’aire, au champ – lui épargne plaintes et
« fifrements », et c’est en stoïque excité qu’il compose, au fil des
ans, ces « proseries » qui, cadence de l’intelligence oblige, se
moquent des flammes. Des pages qu’on mâche, et dont le jus est, n’en doutez
pas, folle jouvence.
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Lambert Schlechter, Une mite sous la semelle du Titien, proseries
(Le murmure du monde 7), éd. Tinbad, 16 €
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