On aurait tort de croire que dans
le domaine de la fiction, simplicité égale insipidité. On le voit bien avec
certains auteurs, qui parviennent à ladite insipidité à force de contorsions
gênantes (la place me manque ici pour donner des noms), et confondent style et nougatine.
Certes, il en est pour qui la simplicité est une pure affaire d’économie, et
qui pensent donc l’atteindre en laissant la phrase traverser la pièce (la page)
à petits pas (petits mots), comme sur des patins, histoire de ne rien salir –
las, leur écriture alors n’est nullement blanche, juste transparente.
Heureusement, et certains auteurs l’ont compris, la simplicité est avant tout
affaire de grâce, d’équilibre. De même que marcher sur un fil tendu au-dessus
du vide exige davantage qu’une aptitude à la marche et un certain courage, ne
pas faire de vagues (inutiles) demande de solides connaissances en mécanique
des fluides. C’est sans doute la raison pour laquelle les histoires simples
racontées simplement ratent souvent leur but : le vertige que leur inspire
leur propre vide les rend indigestes. Leur réduction à l’os a un goût de craie,
scolaire qui plus est. Mais cessons de tourner autour du pot. Ce que je veux
dire – plus simplement, donc – c’est
qu’on prend une belle leçon de simplicité en lisant l’impeccable Retour à Buenos Aires, de Daniel Fohr.
Le fil tendu
ici est limpide : un homme, bibliothécaire de son état, embarque sur un
porte-containeur au Havre afin d’aller répandre à Buenos Aires les cendres d’un
parent, « l’Aviateur ». Il emporte également les quelques lettres
échangées entre l’Aviateur et la femme que ce dernier aimait et qu’il devait
rejoindre en Argentine – une histoire d’amour intense, brisé dans l’œuf au
dernier moment par un télégramme laconique. Voilà. 175 pages sur le
porte-conteneur, 25 pages à Buenos Aires, c’est parti. La question qui se pose
d’emblée est la suivante : qu’est-ce qui peut bien se passer à bord d’une « muraille d’acier rouge feu, de trois
cent quarante mètres de long et cinquante de large » ? On
pourrait répondre, pour faire vite : rien. Pas de drame. Un quotidien
assez rodé, une communication avec l’équipage proche du zéro, au mieux un
karaoké et une très légère tempête. Et pourtant, Retour à Buenos Aires est aussi excitant que le film Titanic, qu’il semble prendre en risible
contrepoint.
Seul avec son
urne dans cet environnement dépouillé, le narrateur séduit vite le lecteur par
sa vision légère et flottante des choses, sa façon discrète de chercher sa
place dans un monde en apparence neutre, mais qui, justement, parce que neutre,
stimule son imagination et son humour. Croisant le chef cuisinier, il
commente : « Il est fréquent
qu’une figure d’autorité déclenche une forme d’inquiétude, à la douane, à la
banque ou chez le médecin, surtout armée d’un hachoir. » A propos d’un
tatouage : « La vierge sur son
avant-bras avait l’air de mâcher du chewing-gum chaque fois qu’il
bougeait. » L’urne, au cours du livre, se prend pas mal de
gnons ? « […] j’ai humecté une
des serviettes en éponge et nettoyé la surface de l’urne que j’ai ensuite
séchée. Elle ressemblait à une voiture accidentée propre. » Très vite,
entre l’homme et le défunt s’établit un dialogue : « J’étais dans cet état flottant où l’esprit saute d’une pierre à
l’autre sans effort, et il m’est apparu en regardant l’urne cabossée qu’il n’y
avait que d’infimes différences moléculaires entre ma chair rouge et les
cendres grises de l’Aviateur. » Flottant, sans effort, infime :
oui, mais pour que ça flotte ainsi, pour que les efforts soient invisibles,
pour qu’on puisse palper l’infime, Daniel Fohr a su épurer sans assécher,
resserrer sans étouffer.
Finalement, à
bord du porte-conteneur, autrement dit dans cet immense contenant qui contient
lui-même d’autres énormes contenants, le vide devient une sorte de décor mental
permettant de mieux détourer les êtres,
les sensations, les pensées. Oui, vous l’avez compris, trimballer les cendres
d’un aviateur sur mer n’a rien d’anodin. On n’incarne pas impunément un mythe
ou une allégorie. En Charon attentif, le narrateur a tout de même une idée
précise de ce qu’il ne veut pas : « Je
ne voulais pas mourir dans la métaphore d’un monde en perdition. Je voulais
bien mourir, mais pas comme ça. » On le suit comme une ombre, de salle
en salle, d’un pont sur l’autre, d’une idée à une autre. Et tandis que rien ne
semble possible entre lui et les autres passagers, entre lui et l’urne mutique,
mille petits détails, de par leur délicate vibration, nous permettent
d’assister, sereinement, à la naissance et à la maturation d’une émotion. Car
ce que le narrateur découvre, entre Le Havre et Buenos Aires, c’est ni plus ni
moins — mais il serait dommage de dévoiler ici le secret de la simplicité. Sachez
juste que l’auteur recourt souvent au temps du passé composé, une façon de
ralentir le pouls du temps, de laisser les gestes prendre la mesure de leur
inévitable achèvement.
En mer, quand
on franchit l’équateur, a lieu une cérémonie, une sorte de baptême. Eh bien,
dans les livres, ça arrive parfois aussi. Un équateur hante le texte,
invisible, mais une fois franchi, on perçoit autrement les choses… plus
simplement. On lit mieux.
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Daniel Fohr, Retour à Buenos Aires, éd. Slatkine & Cie
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