jeudi 6 juin 2019

Ben Lerner

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PRENDS L’ECHEC ET TORDS-LUI LE COU

Pas de panique : la poésie sera toujours inadmissible. Galvaudée, ravaudée, édulcorée, rouée, elle n’en a pas moins son centre partout et sa périphérie nulle part. Le roman l’enrôle telle une Mère Courage dont seule la soupe intéresse. Elle est le cauchemar dont la prose ne cesse de se réveiller, tantôt alibi aux babils débilitants, tantôt béquille lyricoquette pour récit boiteux. Certains romanciers la picorent pour enfienter de petites pacotilles ciselées, pendant que les poètes, eux, n’en finissent pas de lui tourner et rompre le dos. Elle ardait chez Rimbaud, hop, la voilà qui gagate chez Bobin ! Pas vu pas pris. On la croyait crucifiée chez Artaud, pensez donc ! elle joue de la vinaigrette chez Moix. A croire qu’elle est tout à la fois la tarte, la crème, et la face de carême qui la reçoit. Astre inaccessible et vieille lune. Mais surtout, elle est l’objet d’une haine tenace, et c’est précisément cette détestation que l’écrivain américain Ben Lerner a décidé d’ausculter.

Bon, chez nous, cet écrivain est connu comme romancier, avec deux titres déjà parus à L’Olivier, mais là-bas, à Trump-Land, il s’est d’abord imposé comme poète, avec trois recueils très remarqués, dont le premier, The Lichtenberg Figures, est paru il y a dix-sept ans. La poésie de Lerner est à la fois intellectuelle, déclarative, autoréflexive (« Je voulais rejeter tout dogmatisme en théorie et toute sclérose en organisation »), et n’hésite pas à muer en prose, comme dans Angle of Yaw (« le roman jeté par terre se brise en vers et accomplit une synthèse parfaite »). Bref, poète et romancier. Et désormais essayiste, puisque paraît ces jours-ci un texte de lui intitulé La haine de la poésie. Quoi ?! La poésie, haïssable ? Comme le moi pascalien ? Les lauriers coupés ? Ah, pire encore ! Car c’est là, nous dit Lerner, un « art détesté du dehors comme du dedans ». En gros, l’inverse du roman, creuset de mille mamours et complaisances.

Il y aurait en effet un écart plus ou moins béant, plus ou moins tangible, entre le « Poème virtuel » (dit aussi « Poème idéal »), tel que le conçoit et le rêve le poète, et le poème réel, celui qui, n’étant pas grive, fait la caille sur le papier. Les poètes eux-mêmes le concèdent : ils convoitent les allées Parnasse mais titubent bien souvent dans les rues de Paris ou Brooklyn. Qu’il s’agisse de l’euphonie chère à Keats ou des discordances orchestrées par Emily Dickinson, le résultat vacille toujours en deçà de l’ambition – Emily Dickinson n’écrivait-elle pas d’ailleurs : « J’habite en Possibilité. »

L’auteur de La haine de la poésie s’attache donc dans cet essai à répertorier les divers types de méfiances et d’aversions qui entachent la pratique du luth. Sa méthode, à la fois pédagogique (les exemples abondent) et sincère (il se répète un chouïa, mais c’est pour la bonne cause), est assez réjouissante, surtout quand il cite un poème d’un certain William Topaz McGonagall, « largement plébiscité comme le pire poète de l’histoire » et auteur de l’avis général d’un « des poèmes les plus résolument catastrophiques de tous les temps ». Qu’est-ce qui dans ce poème est « raté » ? En quoi rate-t-il, que rate-t-il, que nous dit son ratage ? Peut-on imaginer ledit poème réussi ? De quel soleil a-t-il gaspillé l’ombre ? Lerner le reconnaît lui-même : il est plus facile de s’accorder sur un poème raté que sur un poème réussi. Soit le poème est hermétique et ne concerne que l’élite, soit il brasse du cliché, et « fait honte », soit il se prend pour une arme, fait bang !, puis pschuit ! – il « tire à blanc ». Vous l’avez compris : la poésie appelle la haine comme l’académicien le ridicule. Pour les uns, elle n’atteint pas ses buts ; pour les autres, elle se trompe de cible. Mais qu’est-ce qu’un poème réussi, puisque, selon l’auteur et la gaie confrérie des aèdes, toute réussite est impossible, comme si la Muse raccrochait dès qu’on arrive à la joindre ?

A cette question, qui n’est d’ailleurs pas nécessairement au centre de son essai, Lerner apporte quelques esquisses de réponse qui ressortent d’ailleurs plutôt, et fort heureusement, de l’esquive. Peut-être ne faut-il pas chercher la poésie là où elle prétend loger. Et le poète-romancier de citer des passages en prose de Claudia Rankine, auteure de Si toi aussi tu m’abandonnes (publié par l’éditeur José Corti), pour démontrer que le « mot ‘Poésie’ finit par désigner cette possibilité dont on ressent l’absence dans les poèmes ». Possibilité : décidément, on en revient sans cesse à ce concept qui s’ouvre et se ferme comme une rose made in Ronsard mais reste fuyant comme le Loire gaulois de Du Bellay ? Plus sérieusement, ce que Ben Lerner réaffirme après d’autres (disons, après Beckett ?), c’est qu’écrire de la poésie revient à tenter de transformer l’échec en possible, ce qu’il appelle travailler « l’instabilité linguistique des premiers âges » pour en éprouver « la force créatrice et destructrice » – et là, on a envie d’en profiter pour adresser mille petites pensées apitoyées aux écrivains qui croient avoir « réussi » leur coup mais n’explorent, hélas, que la possibilité du succès. Peut-être est-ce la poésie qui hait ces derniers ? Allez : choyons mieux, et qui lira vivra.


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Ben Lerner, La haine de la poésie, traduit de l’anglais (Etats-Unis), par Violaine Huisman, éditions Allia, 7€



1 commentaire:

  1. entree tweeter et blog, ça y va les references à Denis en ce moment, y'a anguille sous Roche, c'est presque aussi inadmissible que sa poesie :)

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