Le temps du conditionnel est
peut-être le temps des enfermés. C’est donc le temps des possibles, quand l’imagination
s’insinue entre les failles, déplie le réel, pan à pan, conçoit ce qui n’est
pas mais aurait pu être, pourrait être. Il se peut, après tout, que chaque
écrivain écrive, dans le secret de son gueuloir, des romans à l’encre
conditionnelle, avant de les faire jeûner au passé ou de les gaver de présent. Prenez
Régis Jauffret, qui utilise le temps du conditionnel pour faire rendre gorge au
réel et lui donner l’allure d’un « heurt indescriptibles
d’avortements » – pour citer Artaud et donner une idée de l’effet
recherché. Chez Marie-Hélène Lafon, qui laisse essaimer ce temps dans son
nouveau roman, Nos vies, ce mode
quasi dystopique n’a pas pour fonction de mener au drame mais pour ainsi dire de
feuilleter le spectre du récit. De
faire trembler « les plaques tectoniques de nos vies ».
Deux personnages en quête de
hauteur : ainsi pourrait-on résumer l’argument du livre – si les livres avaient
besoin d’arguments et de résumés, ce qui est loin d’être prouvé (et
souhaitable) – puisqu’il est question d’une narratrice qui, à force d’observer Gordana,
caissière chez Franprix, et un client qui en pince pour elle, invente à ces
deux citadins non seulement des vies propres, mais également toutes sortes de
vivants destins, des familles, des peines et des joies, des envols et des
échappées, comme si, en ouvrageant ces deux lignes parallèles, en jouant mille
airs différents, elle rêvait de faire entendre, en contrepoint à sa solitude, quelque
chose de l’ordre de l’harmonie.
Un Franprix ? Oui, qui plus
à Paris, puisqu’avec Nos vies
Marie-Hélène Lafon fait retour sur la ville, après plusieurs textes racinés en rugueuse campagne. Roman-béton ?
Pas sûr. Si le cadre du roman, nous dit-on, est le XIIème
arrondissement, c’est moins un quartier de la capitale qu’une caisse de
résonance, aux contours suffisamment indifférenciés pour que s’y jouent
d’autres échos. Mais attardons-nous un instant sur ce décor-supérette : la
littérature s’y aventure peu en général, même si l’on peut d’emblée citer deux
contre-exemples éloquents, tels que Regarde
les lumières mon amour d’Annie Ernaux ou, plus récemment, à sa façon, Je paie d’Emmanuel Adely. Il n’est certes
pas innocent que surgisse ici le nom de Ernaux, non seulement parce que ses
écrits dialoguent souterrainement avec l’œuvre de Lafon, mais également parce que
leurs textes signalent, dans le passage de l’épicerie à la grande surface, un
événement qui n’est pas seulement de nature spatiale ou mercantile. De fait, ce
« remplacement » est emblématique de la césure entre le temps figé et
intime de l’avant-guerre (pour faire court) et celui, anonyme et flou, de la
consommation de masse qui l’a suivi. Or, en cherchant à doter ses deux
personnages de vies diffractées, la narratrice se lance dans une spirale de
conjectures, et voilà le fil de vies de province soudain dévidé par la bobine urbaine.
On pourrait sans doute déceler chez
Marie-Hélène Lafon, à première lecture, un penchant passéiste, un goût pour l’obsolète,
voire une certaine préciosité agrémentée de nostalgie. Ce serait, à mon avis, se
méprendre. Chez l’auteur, l’art du détail, dès lors qu’il s’attache à des
pratiques et tournures délaissées, ne vise jamais leur célébration, mais insiste
plutôt sur leur résistance, leur survie, nous rappelant combien certains us
imprègnent encore nos mémoires, mentales comme physiques. Bien qu’évoluant dans
le présent, les personnages de Lafon charrient souvent à leur corps défendant
la magique quincaillerie des gestes et paroles qui constituaient leur ordinaire
d’enfance. La transmission persiste dans l’oubli, elle connaît de discrètes
mais poignantes résurgences dans « nos vies » – plus d’une fois, la
narratrice insiste sur une « tournure », qu’employait sa mère ou son
père. La tournure : langue apparemment figée mais qui est comme l’absente
de tout bouquet, en ce qu’elle permet à l’Autre d’apparaître à nouveau.
La caissière qu’observe et
multiplie la narratrice est affligée d’un pied-bot, et ce pied-bot est comme un
secret, il dit la course impossible mais également la singularité, c’est un
trou noir où ont été engloutis mille aspirations. Qu’aurait fait Gordana la
boiteuse si, moins pauvres, mieux informés, ses parents l’avaient fait
opérer ? Et Lafon d’égrener une litanie de possibles sur laquelle plane,
soudain, l’ombre de Flaubert, écrivain cher à l’auteure. Car si l’Hyppolite
opéré par Charles dans Madame Bovary
était garçon d’écurie, Gordana, elle, aurait pu être « cavalière racée, et
vétérinaire pour les chevaux, dans un haras les premières années, ensuite elle
aurait voyagé dans le monde entier, on l’aurait appelée pour sauver des chevaux
de grands prix atteints de maladies rares et mystérieuses (…). » Le monde
qu’explore ici Lafon semble certes immobile (caissière assise, client en
attente…), et pourtant sa phrase piaffe et rue, animée d’une cadence versatile
qui procède par d’infimes vertiges syntaxiques, une cadence dont il émane, pour
reprendre une expression de la narratrice, « une grâce tenace ».
Ainsi va la prose chez Lafon : proche de la terre, mais le pied léger.
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Marie-Hélène Lafon, Nos vies, éd. Buchet-Chastel, 15€
Bravo pour cette nouvelle présentation, modulable, claire, plus complète. Une réussite !!
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