« Lorsqu’un animal a peur,
il retourne à son foyer, si terrifiant soit-il. » Ce syndrome, l’auteure
anonyme de Jours d’inceste ne le
connaît que trop, et ce depuis l’âge de trois ans, depuis la toute petite
enfance, quand il est impossible de dire non, de s’échapper, d’échapper au
monstre dans le placard. Une fois la brèche forcée, il est trop tard, un pacte hideux
et vorace a été conclu – sauf que ce pacte n’en est pas un, la réciprocité
n’existe pas, la soumission ici n’est pas une approbation, juste sa contrefaçon
fantasmée par le père, entretenue par ses menaces et ses chantages, sculptée par
son autorité, sa force. L’homme incestueux recherche dans l’impuissance de sa
victime l’absolution de son abjection. La souillure, il l’offre en partage,
pour y voir autre chose qu’une lâcheté. « Mon père me regardait avec
voracité », écrit l’auteure anonyme de Jours
d’inceste, abusée jusqu’à l’âge de vingt et un ans par cet homme dont elle est
la viande permanente, la poupée poignardée, contrainte de vivre avec un
désir-dégoût du père qu’elle doit garder pour elle — et quand, souvent
brutalement, elle s’ouvre à quelqu’un d’autre de ce qui se passe, c’est comme
si sa parole était une pierre qui tombe dans un puits, et tombe encore.
Codifié en rite par le quotidien,
travesti en devoir par l’ascendance, paré des loques du « plaisir »,
le viol que subit jour après jour l’auteure, et qu’elle décrit dans toute
l’horreur de sa répétition et la perversité de ses conditions, n’est pas
seulement une violence devenue l’autre nom de l’existence, mais également une
bombe à retardement, qui fait du corps, de la sexualité, du désir, un
territoire à jamais dévasté. « Mon père est mon secret. Mon secret, c’est
qu’il me violait. Mais le secret sous le secret, c’est que parfois j’aimais ça ».
Lisant ces mots, on perçoit à quel point la machinerie de l’inceste est une
machine à brouiller/broyer. « Le plaisir comme moyen de survie. Mon père
est mon plaisir sexuel. Je suis ligotée et il me fait avaler sa semence à même
la main. » Le plaisir comme moyen de
survie : en écrivant ceci, l’auteure sait qu’elle met à vif la chair
même de l’inceste. Le père l’attache, le père la libère. Il menace de la tuer,
il l’épargne – la sauve. Toujours la lame tranchante du salut, qui feint de
couper le nœud du servage, mais entaille, entaille inexorablement.
Jours d’inceste raconte également les stratégies mises au point par
une enfant, puis une adolescente, pour évoluer dans le monde hors l’inceste. Il
y a la mère, qui bien sûr sait, qui
bien sûr ne dit rien, et traite sa
fille « de pute, de salope, de petite salope et de petite merde ». Il
y a le frère, qui sait lui aussi, mais à qui il faut dire qu’il n’est rien
arrivé pour qu’il s’en sorte. Il y aura d’autres hommes dans la vie de
l’auteure, mais à chaque fois elle comprendra qu’ils s’inscrivent en résonance
du père, en rival ou remplaçant. D’autres hommes : l’un plus âgé que son
père, et un autre qui la violera. « J’ai une faiblesse qu’il avait sentie.
Il n’aurait peut-être pas fait ça à une autre femme, mais il l’avait fait à moi ».
Puis un mari, vague répit asexué, et enfin Carl, qui jouit de sa domination. Enfin,
il y a ces pages presque sereines où l’auteure décrit le quotidien de la
famille chilienne chez qui elle passe quelque temps lors d’un séjour en
Amérique latine : « Les cousines et les tantes et les nièces qui
préparaient à manger dans la grande cuisine ouverte. Qui faisaient griller les tomates,
égoussaient l’ail, découpaient les pâtes à la main et les mettaient à sécher
toute la nuit sur les étendoirs en bois. Qui fouettaient la crème pour la
mousse de fruits. Qui coupaient en petits morceaux les chérimoles, les lucumas,
les fraises blanches, et les disposaient sur de grandes assiettes. Qui
traçaient des croisillons à la fourchette dans la purée du hachis parmentier. »
Images d’un monde semblable à une « grande cuisine ouverte », à
l’antipode du placard où le père enferme la fille, du lit où le père prend la
fille.
Parenthèses dans sa vie déchirée,
ces échappées interrompent pendant quelques pages l’atmosphère éminemment strangulatoire
qui sature chaque phrase, mais le plus perturbant demeure bien sûr le désir
écœurant (elle en vomit) qu’éprouve l’auteure pour son père-amant-bourreau. Pourtant,
cette dernière ne pouvait pas ne pas faire état de ce « désir », car
le nier reviendrait à taire la spécificité de l’inceste, où le coupable se pose
en amant primitif, en grand initiateur, voire en victime, il se veut celui par
qui le plaisir arrive, le sien bien sûr mais aussi celui qu’il veut extirper de
la chair de sa proie. Il est celui qui maquille la menace en promesse, la
violence en jouissance, la mort en survie. Forcer
à désirer : telle est, au final, l’obsession crue du père-violeur, qui
cherche à coups de pénétrations, d’éjaculations et d’écorchements à soutirer
une parodie de consentement à sa victime.
« Je suis glacée, je n’ai
pas d’esprit, pas de corps, et je ne suis qu’esprit et que corps », nous dit
l’auteure vers la fin du livre. De ce paradoxe-déchirure qui l’a façonnée
autant que ravagée est né ce texte
brutal, à contre-courant de l’indicible, au plus près de la plaie première.
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Anonyme, Jours d’inceste, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre
Demarty, éd. Payot, 18 €
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