mercredi 19 juin 2019

COMME UN GRAIN DE BLÉ DANS UN SARCOPHAGE – Béatrix Beck



L’histoire de la littérature est sans doute, d’une façon autrement plus perverse que l’histoire de la société, celle de la lutte des sexes, ou plutôt du grand « écartement » des femmes. Reflet brouillé du monde, mais néanmoins reflet en ce qu’elle brasse une eau propice à noyer les enragées, la littérature aime à enjuponner la femme dans l’oisiveté, reléguant les « passions saphiques » au rang d’ébats de boudoir, et prenant les intermittences du cœur lesbien pour une forme de tachycardie hystérique. Deux raisons, donc, pour revenir à Béatrix Beck, et à Noli, texte paru en 1978 au Sagittaire, et que les éditions du Chemin de fer ont eu l’inspirée pertinence de rééditer récemment. Autant on connaît le travail de Duras et Sarraute, autant celui d’Hélène Bessette, de Monique Wittig, et de Béatrix Beck, pour ne citer que celles-ci, devrait requérir toute notre attention — le fait est que se pencher sur les difficiles conditions d’émergence et de survie de leurs œuvres nous en apprendrait long sur le fonctionnement de l’histoire littéraire et sur l’indécrottable machisme des belles lettres. D’obédience virile, les maisons d’éditions, longtemps plus closes que les bordels d’antan et plus hétéros qu’un club de rencontres du troisième type, n’entrouvraient leurs portes aux femmes que pour parer leur catalogue d’une fiévreuse « danseuse », obsédées qu’elles étaient par d’humiliants quotas pour le sexe prétendu second – il va sans dire que cet état de fait n’a pas vraiment disparu, et qu’encore de nos jours un éditeur se doit, paraît-il, d’avoir des « couilles » autant que la riche idée d’affubler ces dernières de guillemets. Bref, comme ne disait pas Proust.

Donc : Beck. Après avoir connu le succès en 1952 avec Léon Morin, prêtre, Béatrix Beck publie encore quatre ouvrages chez Gallimard avant de voir deux de ses manuscrits refusés coup sur coup, d’abord en 1972 puis en 1973. Le premier est jugé d’une « lecture difficile », le second ne « rentre » apparemment dans « aucune collection ». S’en suivent assez vite des difficultés financières. Et B.B. d’aller donner des cours à la faculté de lettres de Laval, au Québec, où elle tombe, aïe, en amour avec Jeanne Lapointe, universitaire très en vue à l’époque, mentor de Anne Hébert et Gabrielle Roy, par ailleurs psychanalyste et féministe.

Noli, livre à la fois ouvert et noueux, narre la « passion » de Beck pour Lapointe, laquelle s’avance ici sous l’identité de Camille Laumière, surnommée à juste titre « Noli », puisque, à Camille, on ne touche pas. Non seulement Noli demeure distante tout en cultivant une certaine ambiguïté dans leur amitié particulière, mais en outre la narratrice a le saphisme « en horreur », et préfère le mot homophilie à celui d’homosexualité, le premier ayant l’avantage à ses yeux d’être libéré du mot « sexe ». Ce qui attire/attise Beck, c’est la « triade » qu’elle forme avec Camille et l’amour qu’elle éprouve pour elle : « M’eût-elle aimée que son amour aurait introduit un quatrième élément, un intrus dans cette triade sainte (c’est ainsi que je la ressentais : sacrée quoique lamentable). » Amour courtois ou stratégie de survie ? On sent bien pourtant que Beck n’est dupe de rien, ni de la souffrance qui sourd de cet amour irréversible ni du désir électrique qu’elle s’acharne à by-passer. Faute d’oser étreindre la proie, elle choisit de s’abîmer dans son ombre. Et tombe dans la dépression – « J’enviais les autres pour qui se mouvoir n’engendrait aucune souffrance. »

Noli : journal d’une « bouffonne ‘love affair’ » dans laquelle Beck se jette « à cœur perdu », en précisant aussitôt que le mot cœur, « burlesque à souhait », désigne « un vilain petit viscère, et, en triperie, un bas morceau » – façon cynique d’avouer que tout ça, quoi qu’elle en dise, est sans doute plus « viscéral » qu’elle ne veut l’admettre… Vous avez dit burlesque ? Oui, et il y a parfois quelque chose de drôle (et de proustien) dans les situations que décrit Beck, qu’il s’agisse de la jalousie ressentie par la narratrice, laquelle, apprenant qu’une de ses rivales ne viendra pas, écrit : « Oxygène dans mes narines, mes poumons, air vif et pur. Le ciel venait de s’ouvrir. Bien qu’athée je crus à la providence » ; ou dans les séances de dynamique de groupe auxquelles elle est conviée et qu’elle sabote malgré elle. Mais attention : on n’est pas ici dans un roman de campus. Certes, on a droit à quelques passages bien sentis sur l’enseignement de la littérature contemporaine, par exemple quand elle explique à ses étudiants un peu sourds à Sarraute que le Nouveau roman supplée avantageusement la prise de LSD — « Mon interlocuteur sembla quelque peu ébranlé, mais pas au point de se faire désintoxiquer. » Mais, dans ce roman autobiogreffé, ponctué de rêves éloquents, d’allers et retours entre la France et le Québec, se joue un drame secret, celui d’une femme profondément empêchée, éprise d’intangible, et qu’intimidait jusqu’au viscère du cœur. « Peut-être cet amour ressemblait-il aux grains de blé ensevelis dans les sarcophages et qui, semés des siècles plus tard, germent, deviennent des épis (…). » Et sans doute en va-t-il de même pour les livres.

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Béatrix Beck, Noli, postface de François Grosso, Les éditions du Chemin de Fer, 17 euros

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