L’histoire de la littérature est
sans doute, d’une façon autrement plus perverse que l’histoire de la société, celle
de la lutte des sexes, ou plutôt du grand « écartement » des femmes. Reflet
brouillé du monde, mais néanmoins reflet en ce qu’elle brasse une eau propice à
noyer les enragées, la littérature aime à enjuponner la femme dans l’oisiveté, reléguant
les « passions saphiques » au rang d’ébats de boudoir, et prenant les
intermittences du cœur lesbien pour une forme de tachycardie hystérique. Deux
raisons, donc, pour revenir à Béatrix Beck, et à Noli, texte paru en 1978 au Sagittaire, et que les éditions du
Chemin de fer ont eu l’inspirée pertinence de rééditer récemment. Autant on connaît
le travail de Duras et Sarraute, autant celui d’Hélène Bessette, de Monique
Wittig, et de Béatrix Beck, pour ne citer que celles-ci, devrait requérir toute
notre attention — le fait est que se pencher sur les difficiles conditions d’émergence
et de survie de leurs œuvres nous en apprendrait long sur le fonctionnement de
l’histoire littéraire et sur l’indécrottable machisme des belles lettres. D’obédience
virile, les maisons d’éditions, longtemps plus closes que les bordels d’antan
et plus hétéros qu’un club de rencontres du troisième type, n’entrouvraient
leurs portes aux femmes que pour parer leur catalogue d’une fiévreuse « danseuse »,
obsédées qu’elles étaient par d’humiliants quotas pour le sexe prétendu second
– il va sans dire que cet état de fait n’a pas vraiment disparu, et qu’encore
de nos jours un éditeur se doit, paraît-il, d’avoir des « couilles »
autant que la riche idée d’affubler ces dernières de guillemets. Bref, comme ne
disait pas Proust.
Donc : Beck. Après avoir connu
le succès en 1952 avec Léon Morin, prêtre,
Béatrix Beck publie encore quatre ouvrages chez Gallimard avant de voir deux de
ses manuscrits refusés coup sur coup, d’abord en 1972 puis en 1973. Le premier
est jugé d’une « lecture difficile », le second ne « rentre »
apparemment dans « aucune collection ». S’en suivent assez vite des
difficultés financières. Et B.B. d’aller donner des cours à la faculté de
lettres de Laval, au Québec, où elle tombe, aïe, en amour avec Jeanne Lapointe,
universitaire très en vue à l’époque, mentor de Anne Hébert et Gabrielle Roy,
par ailleurs psychanalyste et féministe.
Noli, livre à la fois ouvert et noueux, narre la
« passion » de Beck pour Lapointe, laquelle s’avance ici sous l’identité
de Camille Laumière, surnommée à juste titre « Noli », puisque, à
Camille, on ne touche pas. Non
seulement Noli demeure distante tout en cultivant une certaine ambiguïté dans leur
amitié particulière, mais en outre la narratrice a le saphisme « en horreur »,
et préfère le mot homophilie à celui
d’homosexualité, le premier ayant
l’avantage à ses yeux d’être libéré du mot « sexe ». Ce qui
attire/attise Beck, c’est la « triade » qu’elle forme avec Camille et
l’amour qu’elle éprouve pour elle : « M’eût-elle aimée que son amour
aurait introduit un quatrième élément, un intrus dans cette triade sainte
(c’est ainsi que je la ressentais : sacrée quoique lamentable). » Amour
courtois ou stratégie de survie ? On sent bien pourtant que Beck
n’est dupe de rien, ni de la souffrance qui sourd de cet amour irréversible ni
du désir électrique qu’elle s’acharne à by-passer. Faute d’oser étreindre la
proie, elle choisit de s’abîmer dans son ombre. Et tombe dans la dépression –
« J’enviais les autres pour qui se mouvoir n’engendrait aucune
souffrance. »
Noli : journal d’une « bouffonne ‘love affair’ »
dans laquelle Beck se jette « à cœur perdu », en précisant aussitôt
que le mot cœur, « burlesque à
souhait », désigne « un vilain petit viscère, et, en triperie, un bas
morceau » – façon cynique d’avouer que tout ça, quoi qu’elle en dise, est
sans doute plus « viscéral » qu’elle ne veut l’admettre… Vous avez
dit burlesque ? Oui, et il y a parfois quelque chose de drôle (et de proustien)
dans les situations que décrit Beck, qu’il s’agisse de la jalousie ressentie
par la narratrice, laquelle, apprenant qu’une de ses rivales ne viendra pas,
écrit : « Oxygène dans mes narines, mes poumons, air vif et pur. Le
ciel venait de s’ouvrir. Bien qu’athée je crus à la providence » ; ou
dans les séances de dynamique de groupe auxquelles elle est conviée et qu’elle
sabote malgré elle. Mais attention : on n’est pas ici dans un roman de
campus. Certes, on a droit à quelques passages bien sentis sur l’enseignement
de la littérature contemporaine, par exemple quand elle explique à ses
étudiants un peu sourds à Sarraute que le Nouveau roman supplée avantageusement
la prise de LSD — « Mon interlocuteur sembla quelque peu ébranlé, mais pas
au point de se faire désintoxiquer. » Mais, dans ce roman autobiogreffé,
ponctué de rêves éloquents, d’allers et retours entre la France et le Québec, se
joue un drame secret, celui d’une femme profondément empêchée, éprise d’intangible, et qu’intimidait jusqu’au viscère du
cœur. « Peut-être cet amour ressemblait-il aux grains de blé
ensevelis dans les sarcophages et qui, semés des siècles plus tard, germent,
deviennent des épis (…). » Et sans doute en va-t-il de même pour les
livres.
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Béatrix Beck, Noli, postface
de François Grosso, Les éditions du Chemin de Fer, 17 euros
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