vendredi 14 juin 2019

LA SOUILLURE EN PARTAGE



«Lorsqu’un animal a peur, il retourne à son foyer, si terrifiant soit-il. » Ce syndrome, l’auteure anonyme de Jours d’inceste ne le connaît que trop, et ce depuis l’âge de trois ans, depuis la toute petite enfance, quand il est impossible de dire non, de s’échapper, d’échapper au monstre dans le placard. Une fois la brèche forcée, il est trop tard, un pacte hideux et vorace a été conclu – sauf que ce pacte n’en est pas un, la réciprocité n’existe pas, la soumission ici n’est pas une approbation, juste sa contrefaçon fantasmée par le père, entretenue par ses menaces et ses chantages, sculptée par son autorité, sa force. L’homme incestueux recherche dans l’impuissance de sa victime l’absolution de son abjection. La souillure, il l’offre en partage, pour y voir autre chose qu’une lâcheté. « Mon père me regardait avec voracité », écrit l’auteure anonyme de Jours d’inceste, abusée jusqu’à l’âge de vingt et un ans par cet homme dont elle est la viande permanente, la poupée poignardée, contrainte de vivre avec un désir-dégoût du père qu’elle doit garder pour elle — et quand, souvent brutalement, elle s’ouvre à quelqu’un d’autre de ce qui se passe, c’est comme si sa parole était une pierre qui tombe dans un puits, et tombe encore.

Codifié en rite par le quotidien, travesti en devoir par l’ascendance, paré des loques du « plaisir », le viol que subit jour après jour l’auteure, et qu’elle décrit dans toute l’horreur de sa répétition et la perversité de ses conditions, n’est pas seulement une violence devenue l’autre nom de l’existence, mais également une bombe à retardement, qui fait du corps, de la sexualité, du désir, un territoire à jamais dévasté. « Mon père est mon secret. Mon secret, c’est qu’il me violait. Mais le secret sous le secret, c’est que parfois j’aimais ça ». Lisant ces mots, on perçoit à quel point la machinerie de l’inceste est une machine à brouiller/broyer. « Le plaisir comme moyen de survie. Mon père est mon plaisir sexuel. Je suis ligotée et il me fait avaler sa semence à même la main. » Le plaisir comme moyen de survie : en écrivant ceci, l’auteure sait qu’elle met à vif la chair même de l’inceste. Le père l’attache, le père la libère. Il menace de la tuer, il l’épargne – la sauve. Toujours la lame tranchante du salut, qui feint de couper le nœud du servage, mais entaille, entaille inexorablement.

Jours d’inceste raconte également les stratégies mises au point par une enfant, puis une adolescente, pour évoluer dans le monde hors l’inceste. Il y a la mère, qui bien sûr sait, qui bien sûr ne dit rien, et traite sa fille « de pute, de salope, de petite salope et de petite merde ». Il y a le frère, qui sait lui aussi, mais à qui il faut dire qu’il n’est rien arrivé pour qu’il s’en sorte. Il y aura d’autres hommes dans la vie de l’auteure, mais à chaque fois elle comprendra qu’ils s’inscrivent en résonance du père, en rival ou remplaçant. D’autres hommes : l’un plus âgé que son père, et un autre qui la violera. « J’ai une faiblesse qu’il avait sentie. Il n’aurait peut-être pas fait ça à une autre femme, mais il l’avait fait à moi ». Puis un mari, vague répit asexué, et enfin Carl, qui jouit de sa domination. Enfin, il y a ces pages presque sereines où l’auteure décrit le quotidien de la famille chilienne chez qui elle passe quelque temps lors d’un séjour en Amérique latine : « Les cousines et les tantes et les nièces qui préparaient à manger dans la grande cuisine ouverte. Qui faisaient griller les tomates, égoussaient l’ail, découpaient les pâtes à la main et les mettaient à sécher toute la nuit sur les étendoirs en bois. Qui fouettaient la crème pour la mousse de fruits. Qui coupaient en petits morceaux les chérimoles, les lucumas, les fraises blanches, et les disposaient sur de grandes assiettes. Qui traçaient des croisillons à la fourchette dans la purée du hachis parmentier. » Images d’un monde semblable à une « grande cuisine ouverte », à l’antipode du placard où le père enferme la fille, du lit où le père prend la fille.

Parenthèses dans sa vie déchirée, ces échappées interrompent pendant quelques pages l’atmosphère éminemment strangulatoire qui sature chaque phrase, mais le plus perturbant demeure bien sûr le désir écœurant (elle en vomit) qu’éprouve l’auteure pour son père-amant-bourreau. Pourtant, cette dernière ne pouvait pas ne pas faire état de ce « désir », car le nier reviendrait à taire la spécificité de l’inceste, où le coupable se pose en amant primitif, en grand initiateur, voire en victime, il se veut celui par qui le plaisir arrive, le sien bien sûr mais aussi celui qu’il veut extirper de la chair de sa proie. Il est celui qui maquille la menace en promesse, la violence en jouissance, la mort en survie. Forcer à désirer : telle est, au final, l’obsession crue du père-violeur, qui cherche à coups de pénétrations, d’éjaculations et d’écorchements à soutirer une parodie de consentement à sa victime.

« Je suis glacée, je n’ai pas d’esprit, pas de corps, et je ne suis qu’esprit et que corps », dit l’auteure vers la fin du livre. De ce paradoxe-déchirure qui l’a façonnée autant que ravagée  est né ce texte brutal, à contre-courant de l’indicible, au plus près de la plaie première.

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Anonyme, Jours d’inceste, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Demarty, éd. Payot, 18 €


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