Notre monde
étant ce qu’il est, à savoir une catastrophe en vaine quête d’orchestration,
nous aurons bon éliminer tout ce qui fait obstacle à nos rêves, il restera
toujours une particule irréductible, une menace et, en dépit de nos
allégations, une ultime raison de nous accrocher – donnons à ce grain qui ronge
nos rouages un nom. Appelons-le : kaijū. Non,
soyons plus précis, car cette bête étrange (c’est là le sens du mot kaijū
en japonais) exige d’être baptisée en propre. Ce sera donc : Gojira. Oui, c’est cela. Un composite.
Un hybride. Le croisement d’un gorille et d’une baleine. King Kong et Moby Dick. Go-ji-ra. Et comme bien
sûr nous déformons tout ce que nous nommons, quand nous invoquerons ce monstre,
nous prononcerons son nom ainsi : Godzilla.
Il viendra alors, soyez-en sûr.
Il est venu.
Il est encore là. Il aura suffi que les Etats-Unis, après avoir rasé Hiroshima
et Nagasaki, importent une fois de plus l’enfer atomique pour que se fissure la
coquille des eaux, quelque part dans le Pacifique, au cœur de l’atoll Bikini,
le 1er mars 1954, et qu’un œuf-bombe mille fois plus puissant que
ceux de la couvée précédente donne naissance à cet impensé, ce monstre
post-historique. Ainsi est né Godzilla, et c’est sa terrible éclosion que met
en scène le film éponyme du réalisateur japonais Ishiro Honda. Mais qui dit
lézard dit lézarde, et sous les écailles craquelées se profile déjà la
silhouette de son créateur, le « maître des miniatures », Eiji
Tsuburaya (1901-1970), spécialiste des effets spéciaux.
Ce dernier
doit tenir les délais imposés par la production – deux mois de pré-production
et deux mois de tournage alors qu’il escomptait sept ans afin de mener à bien
l’animation – adieu l’animation, donc, et place aux truquages. Il doit
également affronter l’agacement de sa femme Masano, qui lui reproche de
préférer le monstre postdiluvien au deuil qui l’occupe à part entière – leur
première fille Miyako est morte à deux pendant son sommeil. Et tout ce temps
plane sur lui l’ombre violente de son père. Le temps n’est plus, où les
sentiments d’Eiji et de Masano « étaient un acte de foi, exactement comme
une céramique artisanale sublime relève du don et non du calcul. Ils
s’abandonnaient à leurs émotions à la manière des lèvres qui embrassent le
rebord épais d’un bol à thé ».
Le récit que
fait Shepard du tournage de Godzilla
se veut certes factuel, mais derrière chaque complication, sous chaque
trébuchement, on sent bien que se dessine autre chose, et que la gestation
contrariée du monstre est à l’égale de la vie intérieure de Tsuburaya. Donner
naissance à un cauchemar n’est pas chose aisée, et même nos pires démons
peinent à s’extirper du carton-pâte de notre imaginaire. A la fin d’un
chapitre, Masano demande à son mari si le « monstre est prêt ». Le
chapitre suivant commence par un souvenir d’enfance : « Dans une des
premières récitations de l’école primaire dont il se souvenait, il était
question de cinq terreurs classées par ordre croissant : ‘tremblement de
terre’, ‘ouragan’, ‘inondation’, ‘incendie, ‘père’. Personne ne s’étonnait que
‘père’ soit jugé le plus dangereux. Les pères avaient beau être occupés, ils
trouvaient toujours le temps d’être déçus par leurs fils et de les
punir. » Entre les deux, un blanc, un saut de page pudique, comme une
faille enjambée.
Sans père
autre que l’abomination nucléaire, sans fils autres que ceux qu’il dévore,
Godzilla semble un défi lancé aux rêves de transmission, la fin des frêles
trêves familiales. Ecrasant tout, broyant tout, la Bête incarne à elle toute
seule les fléaux des cinq terreurs de l’enfance et cherche, à violents tâtons,
quelque chose, quelqu’un, un instant, une vérité – une issue. En studio, les
hommes qui la manipulent finissent par être ses jouets, ses esclaves. Mais le livre
de Shepard est plus patient encore que la chimère hybride, et le lecteur
découvrira quel autre cataclysme a innervé l’existence de Tsurabaya, lors d’une
description inouïe du terrible séisme de 1923, dont les secousses semblent
redoubler chaque battement de cœur de Godzilla. Ce jour-là, le père chercha le
fils. Ce jour-là, le père fut, pour la première fois de sa vie, la moindre des
terreurs.
« Dans les rushes des scènes finales, Honda [le réalisateur du film] fit remarquer combien Gojira semblait triste en se détournant de la caméra. ‘C’est l’expression que j’ai donnée au masque, lui rappela Tsurubaya. – Non, dit Honda. Sa tête change en fonction du texte, de ce que nous l’avons vu subir. A la fin du film, il est comme un héros dont nous regrettons le départ. Il n’est ici question que du paradoxe entre l’effroi et la nostalgie. »
En s’attaquant
au chemin de croix de Tsuburaya, Jim Shepard a réussi ce petit miracle :
feindre de traiter l’anecdotique et le pyrotechnique pour nous livrer une
poignante et impeccable sonate d’automne, où le désamour paternel,
l’insatisfaction conjugale et l’angoisse de la perte forment les coordonnées
sismiques d’un drame personnel mais non moins ravageur. En revêtant la peau
irradiée du cauchemar, Le maître des
miniatures s’avance moins dans un Tokyo sans cesse dévasté que dans la
mémoire de ruines intimes.
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Jim Shepard, Le maître des miniatures, éd. Vies Parallèles
C'a l'air vraiment très beau. Merci de m'avoir donné envie de le découvrir.
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