jeudi 20 juin 2019

L’ORDRE CROISSANT DE NOS TERREURS – Jim Shepard



Notre monde étant ce qu’il est, à savoir une catastrophe en vaine quête d’orchestration, nous aurons bon éliminer tout ce qui fait obstacle à nos rêves, il restera toujours une particule irréductible, une menace et, en dépit de nos allégations, une ultime raison de nous accrocher – donnons à ce grain qui ronge nos rouages un nom. Appelons-le : kaijū. Non, soyons plus précis, car cette bête étrange (c’est là le sens du mot kaijū en japonais) exige d’être baptisée en propre. Ce sera donc : Gojira. Oui, c’est cela. Un composite. Un hybride. Le croisement d’un gorille et d’une baleine. King Kong et Moby Dick. Go-ji-ra. Et comme bien sûr nous déformons tout ce que nous nommons, quand nous invoquerons ce monstre, nous prononcerons son nom ainsi : Godzilla. Il viendra alors, soyez-en sûr.

Il est venu. Il est encore là. Il aura suffi que les Etats-Unis, après avoir rasé Hiroshima et Nagasaki, importent une fois de plus l’enfer atomique pour que se fissure la coquille des eaux, quelque part dans le Pacifique, au cœur de l’atoll Bikini, le 1er mars 1954, et qu’un œuf-bombe mille fois plus puissant que ceux de la couvée précédente donne naissance à cet impensé, ce monstre post-historique. Ainsi est né Godzilla, et c’est sa terrible éclosion que met en scène le film éponyme du réalisateur japonais Ishiro Honda. Mais qui dit lézard dit lézarde, et sous les écailles craquelées se profile déjà la silhouette de son créateur, le « maître des miniatures », Eiji Tsuburaya (1901-1970), spécialiste des effets spéciaux.

Ce dernier doit tenir les délais imposés par la production – deux mois de pré-production et deux mois de tournage alors qu’il escomptait sept ans afin de mener à bien l’animation – adieu l’animation, donc, et place aux truquages. Il doit également affronter l’agacement de sa femme Masano, qui lui reproche de préférer le monstre postdiluvien au deuil qui l’occupe à part entière – leur première fille Miyako est morte à deux pendant son sommeil. Et tout ce temps plane sur lui l’ombre violente de son père. Le temps n’est plus, où les sentiments d’Eiji et de Masano « étaient un acte de foi, exactement comme une céramique artisanale sublime relève du don et non du calcul. Ils s’abandonnaient à leurs émotions à la manière des lèvres qui embrassent le rebord épais d’un bol à thé ».

Le récit que fait Shepard du tournage de Godzilla se veut certes factuel, mais derrière chaque complication, sous chaque trébuchement, on sent bien que se dessine autre chose, et que la gestation contrariée du monstre est à l’égale de la vie intérieure de Tsuburaya. Donner naissance à un cauchemar n’est pas chose aisée, et même nos pires démons peinent à s’extirper du carton-pâte de notre imaginaire. A la fin d’un chapitre, Masano demande à son mari si le « monstre est prêt ». Le chapitre suivant commence par un souvenir d’enfance : « Dans une des premières récitations de l’école primaire dont il se souvenait, il était question de cinq terreurs classées par ordre croissant : ‘tremblement de terre’, ‘ouragan’, ‘inondation’, ‘incendie, ‘père’. Personne ne s’étonnait que ‘père’ soit jugé le plus dangereux. Les pères avaient beau être occupés, ils trouvaient toujours le temps d’être déçus par leurs fils et de les punir. » Entre les deux, un blanc, un saut de page pudique, comme une faille enjambée.

Sans père autre que l’abomination nucléaire, sans fils autres que ceux qu’il dévore, Godzilla semble un défi lancé aux rêves de transmission, la fin des frêles trêves familiales. Ecrasant tout, broyant tout, la Bête incarne à elle toute seule les fléaux des cinq terreurs de l’enfance et cherche, à violents tâtons, quelque chose, quelqu’un, un instant, une vérité – une issue. En studio, les hommes qui la manipulent finissent par être ses jouets, ses esclaves. Mais le livre de Shepard est plus patient encore que la chimère hybride, et le lecteur découvrira quel autre cataclysme a innervé l’existence de Tsurabaya, lors d’une description inouïe du terrible séisme de 1923, dont les secousses semblent redoubler chaque battement de cœur de Godzilla. Ce jour-là, le père chercha le fils. Ce jour-là, le père fut, pour la première fois de sa vie, la moindre des terreurs.
« Dans les rushes des scènes finales, Honda [le réalisateur du film] fit remarquer combien Gojira semblait triste en se détournant de la caméra. ‘C’est l’expression que j’ai donnée au masque, lui rappela Tsurubaya. – Non, dit Honda. Sa tête change en fonction du texte, de ce que nous l’avons vu subir. A la fin du film, il est comme un héros dont nous regrettons le départ. Il n’est ici question que du paradoxe entre l’effroi et la nostalgie. »
En s’attaquant au chemin de croix de Tsuburaya, Jim Shepard a réussi ce petit miracle : feindre de traiter l’anecdotique et le pyrotechnique pour nous livrer une poignante et impeccable sonate d’automne, où le désamour paternel, l’insatisfaction conjugale et l’angoisse de la perte forment les coordonnées sismiques d’un drame personnel mais non moins ravageur. En revêtant la peau irradiée du cauchemar, Le maître des miniatures s’avance moins dans un Tokyo sans cesse dévasté que dans la mémoire de ruines intimes.


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Jim Shepard, Le maître des miniatures, éd. Vies Parallèles

1 commentaire:

  1. C'a l'air vraiment très beau. Merci de m'avoir donné envie de le découvrir.

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