Les livres vont et viennent, ils
semblent parfois aller de soi, et
même y retourner, dans ce petit soi établi, s’avançant l’air de rien et n’ayant
souvent que cet air à fredonner, l’air du rien, qu’ils entonnent sans complexe,
satisfaits que l’encre ait fini par sécher comme un ersatz de sang sortie
d’aucune blessure. Pour la plupart, on le sent bien, l’enjeu est de papier, leur
horizon une table de libraires où faire pile, le nirvana un frisson télévisé. A
l’origine de leur apparition, on sent quoi ? une molle envie de dire, un
petit besoin d’exprimer, le goût gracieux de raconter, bref, l’impérieuse
inutilité de réciter quelque chose de vaguement déjà rédigé. A force de voir
déferler sur l’écran de nos boîtes crâniennes tous ces romans-plumes (la
décence nous interdit de préciser où exactement ces plumes semblent s’être logées…),
on finirait par oublier que certains livres sont travaillés, eux, par des
forces abrasives, des pulsions ignées – par une urgence. Une urgence qui les
rend uniques, les irrigue et nous contraint à questionner notre rapport au
langage. C’est le cas de l’extraordinaire Rouge
de soi, premier roman de Babouillec, une jeune trentenaire autiste, de son
vrai nom Hélène Nicolas, révélée au grand public par des spectacles adaptés de
ses textes (A nos étoiles et Forbidden di Sporgersi) et un film de
Julie Bertuccelli (Dernières nouvelles du
cosmos, 2016).
Il
y a un mystère Babouillec, dans la mesure où l’auteure ne « parle »
pas, n’a jamais appris à lire et à écrire. Grâce à sa mère, elle est parvenue,
au moyen de petites lettres plastifiées, à former des mots, des phrases, des
textes. A surgi alors un univers mental incroyablement complexe, formidablement
articulé, riche en images et pétri de pensées, au lexique foisonnant, dénotant
une expérience ontologique hors du commun. Le mystère est devenu miracle. De la
nuit dévorante de l’autisme a jailli un être de parole doté d’une clairvoyance
qui nous ébranle. Toutes nos certitudes quant aux chemins à emprunter pour advenir
au langage et soumettre ce langage au travail des formes explosent en plein
vol. A croire qu’il existe un corps mental embusqué dans le corps, qui capte et
traite et retranscrit – puis, un jour, à force d’être bombardé par les particules
linguistiques, émet à son tour. Produit. Crée. Lisant Babouillec, on pense à
cette lettre d’Artaud à Jacques Rivière où l’auteur de L’Ombilic des limbes dit : « Je
souffre d’une effroyable maladie de l’esprit. Ma pensée m’abandonne à tous les
degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu’au fait extérieur de sa
matérialisation dans les mots. Mots, formes de phrases, directions intérieures
de la pensée, réactions simples de l’esprit, je suis à la poursuite constante
de mon être intellectuel. » Cette poursuite, Babouillec la mène chaque
jour depuis sa chair secrète et empêchée, avec une vitalité et un gai savoir
qui transportent.
Dans
Rouge de soi, elle est Eloïse
Othello, électron libre qui cherche, par la danse et l’amitié, par l’amour
aussi, à « être soi-même et non une
identité manufacturée dans la chaîne de l’identité sociale ». C’est
tout le paradoxe de son combat : découvrir le sens de ce
« soi-même » qu’abrite sa conscience sans se plier aux codes sociaux
ni s’enfermer dans la cage généalogique. Il y a les amis (Suzy, Liz, Federico,
Tonio), un flirt (Moshé), une sœur (Oisive), une psy (Madame Sanchez), il y a
aussi la danse, l’influence de Pina Bausch, et le rire, qui sauve de tout.
Babouillec a « le sentiment de vivre
comme une forcenée attachée à la perte de sa conscience », et c’est
contre cet attachement, cette perte, qu’elle écrit, en se posant
perpétuellement des questions fondamentales que nous devons alors à notre tour
manipuler comme de brûlantes braises entre nos mains malhabiles. Infatigable
dans sa quête de l’être entier qu’elle sait réfugié en elle et dont elle
redoute la fragmentation, l’auteure élabore toutes sortes de stratégies pour
embrasser la vie sans rouiller dans le cadre. Méditant sur ses origines,
l’héritage familial comme le passif immémorial, se voulant à la fois poreuse et
étanche, souple et blindée, elle s’expérimente elle-même comme un « rodéo
social féérique capricieux », en prise avec une « liberté organique
contrôlée dans un corps en construction ».
Sa
soif d’essentiel ne l’empêche pas d’être légère, voire drôle, et si seuls lui
importent les questionnements qui ouvrent au monde et à l’autre, elle sait
parfaitement décrire le réel, voire lui régler son compte : « La rue est un défilé de nos cliché
sociaux et une idéologie satyrique. » L’autisme ? Elle en parle
de façon radicale, décrivant « ce
trou dans son corps, dans son cerveau, comme une épreuve de vie pour apprendre
le remplissage des trous où s’engouffre le vide dans le parcours des
combattants de la vie. » Chaque phrase de Rouge de soi échappe à l’anodin pour signifier au-delà des mots,
portée par une volonté polyphonique de « sortir
du noir ». Ayant trop longtemps végété dans le gris du handicap,
Babouillec, telle la Dorothy du Magicien
d’Oz, se révèle friande d’expériences arc-en-ciel. Elle nous dit qu’elle
« déraille », mais à côté d’elle bien des écrivains paraîtront en
cale sèche.
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Babouillec, Rouge de soi,
préface de Julie Bertuccelli, éditions Rivages,
(Mais l'air de rien, ça n'est pas si facile, quand c'est vraiment ce qu'on cherche)
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