vendredi 21 juin 2019

L’INVENTION DES ETINCELLES – Babouillec


Les livres vont et viennent, ils semblent parfois aller de soi, et même y retourner, dans ce petit soi établi, s’avançant l’air de rien et n’ayant souvent que cet air à fredonner, l’air du rien, qu’ils entonnent sans complexe, satisfaits que l’encre ait fini par sécher comme un ersatz de sang sortie d’aucune blessure. Pour la plupart, on le sent bien, l’enjeu est de papier, leur horizon une table de libraires où faire pile, le nirvana un frisson télévisé. A l’origine de leur apparition, on sent quoi ? une molle envie de dire, un petit besoin d’exprimer, le goût gracieux de raconter, bref, l’impérieuse inutilité de réciter quelque chose de vaguement déjà rédigé. A force de voir déferler sur l’écran de nos boîtes crâniennes tous ces romans-plumes (la décence nous interdit de préciser où exactement ces plumes semblent s’être logées…), on finirait par oublier que certains livres sont travaillés, eux, par des forces abrasives, des pulsions ignées – par une urgence. Une urgence qui les rend uniques, les irrigue et nous contraint à questionner notre rapport au langage. C’est le cas de l’extraordinaire Rouge de soi, premier roman de Babouillec, une jeune trentenaire autiste, de son vrai nom Hélène Nicolas, révélée au grand public par des spectacles adaptés de ses textes (A nos étoiles et Forbidden di Sporgersi) et un film de Julie Bertuccelli (Dernières nouvelles du cosmos, 2016).

            Il y a un mystère Babouillec, dans la mesure où l’auteure ne « parle » pas, n’a jamais appris à lire et à écrire. Grâce à sa mère, elle est parvenue, au moyen de petites lettres plastifiées, à former des mots, des phrases, des textes. A surgi alors un univers mental incroyablement complexe, formidablement articulé, riche en images et pétri de pensées, au lexique foisonnant, dénotant une expérience ontologique hors du commun. Le mystère est devenu miracle. De la nuit dévorante de l’autisme a jailli un être de parole doté d’une clairvoyance qui nous ébranle. Toutes nos certitudes quant aux chemins à emprunter pour advenir au langage et soumettre ce langage au travail des formes explosent en plein vol. A croire qu’il existe un corps mental embusqué dans le corps, qui capte et traite et retranscrit – puis, un jour, à force d’être bombardé par les particules linguistiques, émet à son tour. Produit. Crée. Lisant Babouillec, on pense à cette lettre d’Artaud à Jacques Rivière où l’auteur de L’Ombilic des limbes dit : « Je souffre d’une effroyable maladie de l’esprit. Ma pensée m’abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu’au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots. Mots, formes de phrases, directions intérieures de la pensée, réactions simples de l’esprit, je suis à la poursuite constante de mon être intellectuel. » Cette poursuite, Babouillec la mène chaque jour depuis sa chair secrète et empêchée, avec une vitalité et un gai savoir qui transportent.

            Dans Rouge de soi, elle est Eloïse Othello, électron libre qui cherche, par la danse et l’amitié, par l’amour aussi, à « être soi-même et non une identité manufacturée dans la chaîne de l’identité sociale ». C’est tout le paradoxe de son combat : découvrir le sens de ce « soi-même » qu’abrite sa conscience sans se plier aux codes sociaux ni s’enfermer dans la cage généalogique. Il y a les amis (Suzy, Liz, Federico, Tonio), un flirt (Moshé), une sœur (Oisive), une psy (Madame Sanchez), il y a aussi la danse, l’influence de Pina Bausch, et le rire, qui sauve de tout. Babouillec a « le sentiment de vivre comme une forcenée attachée à la perte de sa conscience », et c’est contre cet attachement, cette perte, qu’elle écrit, en se posant perpétuellement des questions fondamentales que nous devons alors à notre tour manipuler comme de brûlantes braises entre nos mains malhabiles. Infatigable dans sa quête de l’être entier qu’elle sait réfugié en elle et dont elle redoute la fragmentation, l’auteure élabore toutes sortes de stratégies pour embrasser la vie sans rouiller dans le cadre. Méditant sur ses origines, l’héritage familial comme le passif immémorial, se voulant à la fois poreuse et étanche, souple et blindée, elle s’expérimente elle-même comme un « rodéo social féérique capricieux », en prise avec une « liberté organique contrôlée dans un corps en construction ».

            Sa soif d’essentiel ne l’empêche pas d’être légère, voire drôle, et si seuls lui importent les questionnements qui ouvrent au monde et à l’autre, elle sait parfaitement décrire le réel, voire lui régler son compte : « La rue est un défilé de nos cliché sociaux et une idéologie satyrique. » L’autisme ? Elle en parle de façon radicale, décrivant « ce trou dans son corps, dans son cerveau, comme une épreuve de vie pour apprendre le remplissage des trous où s’engouffre le vide dans le parcours des combattants de la vie. » Chaque phrase de Rouge de soi échappe à l’anodin pour signifier au-delà des mots, portée par une volonté polyphonique de « sortir du noir ». Ayant trop longtemps végété dans le gris du handicap, Babouillec, telle la Dorothy du Magicien d’Oz, se révèle friande d’expériences arc-en-ciel. Elle nous dit qu’elle « déraille », mais à côté d’elle bien des écrivains paraîtront en cale sèche.

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Babouillec, Rouge de soi, préface de Julie Bertuccelli, éditions Rivages,

1 commentaire:

  1. (Mais l'air de rien, ça n'est pas si facile, quand c'est vraiment ce qu'on cherche)

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