mercredi 12 juin 2019

DU CHIENDENT DANS LE RAVIN – Mika Biermann



C’était à Turpidum, très loin des faubourgs de Carthage, à des milliers de lieues des jardins d’Hamilcar. Dans une Etrurie aux mille nuances, essentiellement peuplée d’Etrusques, tous très fiers et très remontés contre ces saligauds d’expansionnistes romains, lesquels en avaient ras le cimier de cette frange occidentale de l’Italie – en gros la Toscane actuelle –, ne supportaient plus son rayonnement, jalousaient ses arts et ses richesses (ô ses poteries ! ô sa métallurgie !) et avaient décidé de désétrusquer tout ça à coups de glaives et de légions. Peu importe en vérité que la ville de Turpidum n’existe pas sur la carte des froids historiens, puisque le nouveau roman de Mika Biermann, Roi. – roi-point, parce qu’après lui ciao, adieu l’Etrurie –, s’offre le luxe de remonter les siècles et, emboitant bravement la spartiate à Quo Vadis, Spartacus, Ben Hur, Salammbô et quelques autres, nous roule sans crier cave dans la (belle) farine de l’antique pour faire de ce qui n’aurait pu être qu’un plat et pénultième péplum une tragédie tantôt farce tantôt crépusculaire, riche en rebuffades et égorgeades, de songes et de visions, où la concupiscence des hommes prospère sur le fumier de la lâcheté tandis que les derniers dieux se tirent la bourre et qu’un roi, un certain Larth, envoie paître le sénateur qui exige sa soumission.
Bienvenue à Turpidum, où « la civilisation va sombrer. Mais pas ce soir ». Non, ce soir, c’est plutôt calme, et tandis qu’agonise Branca, l’aride et ex-régente qui se momifie lentement mais sûrement, son fiston le roi Larth préfère s’empiffrer de raisins et de kakis plutôt que d’honorer sa chaude Ramtha, sous l’œil affligé de sa vieille servante Velka, qui, faute de chicots, ne mâche pas ses mots, et du wêzir, qui taquine l’haruspice comme d’autres le goujon. Non loin de là, de riches marchands, repus mais inquiets, discutent latrines et alliance avec Rome en faisant assaut d’adages ; un gladiateur sue sous son casque inamovible, avant d’aller découper du Romain dans l’arène.
On sent parfois le souffle du Queneau des Fleurs bleues friser ces pages souvent satyriconesques : « Demain, c’est le grand jour des jeux aux arènes de Papa, pour honorer son souvenir, dit-il. –Je déteste ça [répond la reine]. Quelle barbe ! Des jongleurs bidons, et des coureurs maigres. Je n’y vais pas. – Va y avoir des boxeurs. Vous aimez les boxeurs. –  Les boxeurs, ça va. – Va y avoir le combat d’un ours contre un taureau. La force contre la ruse ! – C’est qui, la ruse, là-dedans ? – Le taureau. La ruse, c’est le taureau. – N’importe quoi. »

Mais ne nous abusons pas. Le sixième roman de Mika Biermann – dont le précédent livre, Un blanc, travaillait déjà le givré à rebrousse-poil – ne s’adonne pas à la seule déclinaison du décadent. Ce qui électrise avant tout l’auteur, ce sont les états – de la matière, de l’air, des humeurs, des paroles, des postures, des pensées, etc. – dont il travaille la pâte malléable par petite touches, forçant ici sur le pigment, rehaussant là un contraste, juxtaposant les notations jusqu’à ce qu’une ambiance, assurément crépusculaire, imprègne jusqu’à la fibre de sa page. Il ne cherche pas à faire étrusque, pas plus que Flaubert ne voulait noyer sa prose dans rage du décorum, mais à trousser le tangible, à sculpter le sensible, bref, à faire de sa fiction un présent encore en devenir, susceptible de surprendre nos sens et d’irriguer notre imagination. A faire apparaître, surgir, rougeoyer. « Dans le quartier des potiers, les tours, entraînés par les pieds calleux, couinent. Dans le quartier des forgerons on martèle à tout-va, bling bling. Dans le quartier des tanneurs tout sent le faisandé. Une grande foulonnerie dégage des odeurs de mouton, de soufre et de saponaire. La ruelle des teinturiers a pris des couleurs. Des artisans accroupis sur leurs seuils tressent et martèlent, la tête baissée sur leur ouvrage. Des enfants balayent. Un vendeur de vilaine vaisselle mâche un cure-dent. Un parfumeur vante son huile de sésame à la rose. […] Le gladiateur […] frappe à une porte. Un clapet s’ouvre. Deux yeux scrutent. Le clapet se ferme. Le verrou glisse et claque. La porte grince. » Choses vues, entendues, humées. Poids des corps, des parures, du temps. Odeur des galettes, des sueurs, des rêves. Etirement des corps, coups donnés et coups reçus. Pensées fluides, vaporeuses, poreuses. Colères, haleines, pulpes, prières, ripailles : non pas simplement les convoquer mais dire de quoi elles sont faites, si elles sont liquides, brûlantes, fluides, rêches, amères. Biermann s’avance en conteur mais opère en peintre. Il agite la toge, certes, mais c’est pour que ce taureau de lecteur entende, dans chaque grain de l’arène, le sang ; voie, dans chaque divinité de plomb, le dieu-acrotère ; goûte le miel gaulois et le poivre de Syrie ; soulève « le drap troué de la nuit ».

On associe souvent péplum et kitsch, comme si l’antique n’était que toc. Comme s’il suffisait de changer un nuage en cumulus pour que le Romain passe en italique. Mais gageons que, comparé à Roi., nombre de romans de la rentrée, à l’heure de la parade, seront tout juste bons à décorer l’atrium des librairies et jouer les pleureuses crétoises.

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Mika Biermann, Roi., éd. Anarchasis, 17€




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