C’était à Turpidum, très loin des
faubourgs de Carthage, à des milliers de lieues des jardins d’Hamilcar. Dans
une Etrurie aux mille nuances, essentiellement peuplée d’Etrusques, tous très
fiers et très remontés contre ces saligauds d’expansionnistes romains, lesquels
en avaient ras le cimier de cette frange occidentale de l’Italie – en gros la
Toscane actuelle –, ne supportaient plus son rayonnement, jalousaient ses arts
et ses richesses (ô ses poteries ! ô sa métallurgie !) et avaient
décidé de désétrusquer tout ça à coups de glaives et de légions. Peu importe en
vérité que la ville de Turpidum n’existe pas sur la carte des froids historiens,
puisque le nouveau roman de Mika Biermann, Roi.
– roi-point, parce qu’après lui ciao, adieu l’Etrurie –, s’offre le luxe de
remonter les siècles et, emboitant bravement la spartiate à Quo Vadis, Spartacus, Ben Hur, Salammbô
et quelques autres, nous roule sans crier cave
dans la (belle) farine de l’antique pour faire de ce qui n’aurait pu être qu’un
plat et pénultième péplum une tragédie tantôt farce tantôt crépusculaire, riche
en rebuffades et égorgeades, de songes et de visions, où la concupiscence des
hommes prospère sur le fumier de la lâcheté tandis que les derniers dieux se
tirent la bourre et qu’un roi, un certain Larth, envoie paître le sénateur qui
exige sa soumission.
Bienvenue à
Turpidum, où « la civilisation va sombrer. Mais pas ce soir ». Non,
ce soir, c’est plutôt calme, et tandis qu’agonise Branca, l’aride et ex-régente
qui se momifie lentement mais sûrement, son fiston le roi Larth préfère
s’empiffrer de raisins et de kakis plutôt que d’honorer sa chaude Ramtha, sous
l’œil affligé de sa vieille servante Velka, qui, faute de chicots, ne mâche pas
ses mots, et du wêzir, qui taquine l’haruspice comme d’autres le goujon. Non
loin de là, de riches marchands, repus mais inquiets, discutent latrines et
alliance avec Rome en faisant assaut d’adages ; un gladiateur sue sous son
casque inamovible, avant d’aller découper du Romain dans l’arène.
On sent
parfois le souffle du Queneau des Fleurs
bleues friser ces pages souvent satyriconesques : « Demain, c’est le
grand jour des jeux aux arènes de Papa, pour honorer son souvenir, dit-il. –Je
déteste ça [répond la reine]. Quelle
barbe ! Des jongleurs bidons, et des coureurs maigres. Je n’y vais pas. –
Va y avoir des boxeurs. Vous aimez les boxeurs. – Les boxeurs, ça va. – Va y avoir le combat
d’un ours contre un taureau. La force contre la ruse ! – C’est qui, la
ruse, là-dedans ? – Le taureau. La ruse, c’est le taureau. – N’importe
quoi. »
Mais ne nous
abusons pas. Le sixième roman de Mika Biermann – dont le précédent livre, Un blanc, travaillait déjà le givré à
rebrousse-poil – ne s’adonne pas à la seule déclinaison du décadent. Ce qui électrise
avant tout l’auteur, ce sont les états – de la matière, de l’air, des humeurs,
des paroles, des postures, des pensées, etc. – dont il travaille la pâte
malléable par petite touches, forçant ici sur le pigment, rehaussant là un
contraste, juxtaposant les notations jusqu’à ce qu’une ambiance, assurément
crépusculaire, imprègne jusqu’à la fibre de sa page. Il ne cherche pas à faire étrusque, pas plus que Flaubert ne
voulait noyer sa prose dans rage du décorum, mais à trousser le tangible, à
sculpter le sensible, bref, à faire de sa fiction un présent encore en devenir,
susceptible de surprendre nos sens et d’irriguer notre imagination. A faire
apparaître, surgir, rougeoyer. « Dans le quartier des potiers, les tours,
entraînés par les pieds calleux, couinent. Dans le quartier des forgerons on
martèle à tout-va, bling bling. Dans le quartier des tanneurs tout sent le
faisandé. Une grande foulonnerie dégage des odeurs de mouton, de soufre et de
saponaire. La ruelle des teinturiers a pris des couleurs. Des artisans
accroupis sur leurs seuils tressent et martèlent, la tête baissée sur leur
ouvrage. Des enfants balayent. Un vendeur de vilaine vaisselle mâche un
cure-dent. Un parfumeur vante son huile de sésame à la rose. […] Le gladiateur
[…] frappe à une porte. Un clapet s’ouvre. Deux yeux scrutent. Le clapet se
ferme. Le verrou glisse et claque. La porte grince. » Choses vues,
entendues, humées. Poids des corps, des parures, du temps. Odeur des galettes,
des sueurs, des rêves. Etirement des corps, coups donnés et coups reçus.
Pensées fluides, vaporeuses, poreuses. Colères, haleines, pulpes, prières, ripailles :
non pas simplement les convoquer mais dire de quoi elles sont faites, si elles
sont liquides, brûlantes, fluides, rêches, amères. Biermann s’avance en conteur
mais opère en peintre. Il agite la toge, certes, mais c’est pour que ce taureau
de lecteur entende, dans chaque grain de l’arène, le sang ; voie, dans
chaque divinité de plomb, le dieu-acrotère ; goûte le miel gaulois et le
poivre de Syrie ; soulève « le drap troué de la nuit ».
On associe
souvent péplum et kitsch, comme si l’antique n’était que toc. Comme s’il
suffisait de changer un nuage en cumulus pour que le Romain passe en italique.
Mais gageons que, comparé à Roi., nombre
de romans de la rentrée, à l’heure de la parade, seront tout juste bons à
décorer l’atrium des librairies et jouer les pleureuses crétoises.
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Mika Biermann, Roi., éd. Anarchasis, 17€
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