jeudi 13 juin 2019

DANS LA BRUME HELVETIQUE AVEC UN CONFÉDÉRÉ — Max Frisch



Comment peut-on être suisse ? Telle est la question qu’aurait pu se poser Montesquieu si Guillaume Tell lui avait rendu visite, mais la flèche est déjà partie, la pomme déjà transpercée, et la seconde guerre mondiale à peine refermée quand un architecte né à Zürich décide, à l’âge de quarante-quatre ans, de troquer définitivement l’équerre pour la plume et se fait connaître par un roman intitulé Homo Faber. Il s’appelle Max Frisch, est suisse, écrit en allemand, meurt en 1991. De lui, le lecteur français dispose d’une vingtaine de titres traduits, parus entre 1957 et tout à l’heure. Rappelez-moi la question ? Ah oui. Comment peut-on être suisse ? Cette question, c’est celle que se pose, que nous pose Frisch dans Le Public comme partenaire, recueil de textes s’étalant sur une quinzaine d’années, abordant des thèmes assez variés mais qui tous questionnent les liens entre art et nationalité, politique et responsabilité, culture et subversion.

Moins célébré qu’Elias Canetti, parce que sans doute plus humble, et moins acerbe que Thomas Bernhard, car habité par un doute socratique, Max Frisch partage avec ces deux écrivains un goût prononcé pour ce précieux mécanisme intellectuel qu’est la méfiance, et a par ailleurs toujours pris soin de dire ses quatre vérités à son pays, moins pour rabrouer ce dernier que pour se garder d’une trop facile neutralité. Car si on peut bien sûr être suisse comme d’autres furent persans, encore faut-il savoir comment l’être sans se tirer une flèche dans le pied. Or Frisch, que ce soit en 1949, 1952, 1957 ou même 1966, ne mâche pas ses mots. Ou plutôt si. Il les mâche. Il les rumine et les mâche. Car ce qu’il a à dire à ses concitoyens est moins tendre que l’herbe éternelle des verts pâturages.
« Je crois que la Suisse a peur », écrit-il en 1957 lors d’un discours prononcé le 1er août à l’occasion de la fête nationale de la Confédération helvétique. Elle a peur, selon, lui parce « qu’elle se surestime » ; elle a peur « de tout ce qui est nouveau » et « vit dans l’imitation » parce qu’elle « a peur du risque ». Et non seulement la Suisse a peur mais elle est « arrogante ». Elle se gargarise de sa « culture » et voue un dédain particulier à l’Amérique, terre de pionniers et machine à produire du divertissement.

Pour Frisch, il y a deux inconnues à prendre en compte dans l’équation suisse à laquelle doit s’atteler l’écrivain dans la construction de son œuvre et l’élaboration de sa responsabilité – ou plutôt deux inconnus, deux « types » sans doute diamétralement opposés : l’émigrant et le lecteur. Concernant ce dernier, Frisch trouve d’emblée le bon angle, un angle de défense plutôt que d’attaque. « Le public », écrit-il, « est à la fois une fiction et une réalité ». Une réalité, changeante, certes, mais helvétiquement et indéniablement bourgeoise, dont on peut trouver un exemple monstrueux dans La Vieille Dame de Dürrenmatt. Ici, se méfier comme de la peste du lecteur « qui prend la littérature comme une aspirine contre la solitude ». Plutôt, donc, le lecteur fictif, puisque le « premier acte créatif que l’écrivain doit accomplir, c’est l’invention de son lecteur ». On ne peut considérer le public comme un « partenaire » qu’à condition d’en faire une « instance fictive, tout à la fois plus sévère et bienveillante qu’un ami ou qu’un adversaire, incorruptible même lorsque survient ce qu’on appelle le succès, dont elle tient aussi peu compte que des échecs ». Avis aux écrivains qui prennent la page pour un jeu de grattage et espèrent découvrir les bons chiffres du loto-lectorat.

Sur la question de l’émigrant, de la « surpopulation étrangère », Frisch a cette formule impeccable pour résumer l’inquiétude qui s’empare du local : « on avait appelé des bras, et voici qu’arrivent des hommes. » L’année où Frisch prononce son discours, 1966, qui plus est lors de la conférence annuelle de l’Association des chefs de police cantonale des étrangers dans la salle du Grand Conseil de Lucerne, le taux de travailleurs étrangers en Suisse est de 14%. 800 000 étrangers. Que redoute la Suisse ? s’interroge Frisch. De perdre sa particularité ? Mais le recours à la main d’œuvre étrangère masque en réalité la peur de l’inévitable automatisation : on préfère pour lors les bras aux machines, les galériens aux chaînes. Aurait-on peur que « les non-Suisses […] désuissifient nos décisions politiques, sans carte de vote par leurs discussions avec nous » ? Pour Frisch, ce risque est nul et non avenu. C’est plutôt à l’émigrant de redouter l’autochtone, lequel le considère uniquement comme porteur de bacille – là encore, la peur du nouveau. Büchner ? Pas de problème. Nabokov ? No problem. Idem pour Wedekind, Hugo Ball, Tzara, Musil, Brecht, Joyce – même si « la police des étrangers doit veiller à ce que ces gens arrivent si possible juste avant leur décès »… En revanche, les Calabrais, les Grecs, les Turcs, voilà qui est plus inquiétant aux yeux du « petit peuple souverain ». Là encore, Frisch a les mots justes : « ce qui intègre, c’est une actualité affrontée en commun, et non l’invocation du passé ».

Pour affronter l’actualité, donc, vous l’aurez compris : Max Frisch.

_________________________________________________________________________
Max Frisch, Le public comme partenaire
– interventions esthétiques et politiques (1949-1967),
traduit de l’allemand et préfacé par Antonin Wiser,
Editions d’en bas, 2017


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire