Comment
peut-on être suisse ? Telle est la question qu’aurait pu se poser
Montesquieu si Guillaume Tell lui avait rendu visite, mais la flèche est déjà
partie, la pomme déjà transpercée, et la seconde guerre mondiale à peine
refermée quand un architecte né à Zürich décide, à l’âge de quarante-quatre ans,
de troquer définitivement l’équerre pour la plume et se fait connaître par un
roman intitulé Homo Faber. Il
s’appelle Max Frisch, est suisse, écrit en allemand, meurt en 1991. De lui, le
lecteur français dispose d’une vingtaine de titres traduits, parus entre 1957
et tout à l’heure. Rappelez-moi la question ? Ah oui. Comment peut-on être
suisse ? Cette question, c’est celle que se pose, que nous pose Frisch
dans Le Public comme partenaire,
recueil de textes s’étalant sur une quinzaine d’années, abordant des thèmes
assez variés mais qui tous questionnent les liens entre art et nationalité,
politique et responsabilité, culture et subversion.
Moins
célébré qu’Elias Canetti, parce que sans doute plus humble, et moins acerbe que
Thomas Bernhard, car habité par un doute socratique, Max Frisch partage avec
ces deux écrivains un goût prononcé pour ce précieux mécanisme intellectuel
qu’est la méfiance, et a par ailleurs toujours pris soin de dire ses quatre
vérités à son pays, moins pour rabrouer ce dernier que pour se garder d’une
trop facile neutralité. Car si on peut bien sûr être suisse comme d’autres
furent persans, encore faut-il savoir comment l’être sans se tirer une flèche
dans le pied. Or Frisch, que ce soit en 1949, 1952, 1957 ou même 1966, ne mâche
pas ses mots. Ou plutôt si. Il les mâche. Il les rumine et les mâche. Car ce
qu’il a à dire à ses concitoyens est moins tendre que l’herbe éternelle des
verts pâturages.
« Je
crois que la Suisse a peur », écrit-il en 1957 lors d’un discours prononcé
le 1er août à l’occasion de la fête nationale de la Confédération
helvétique. Elle a peur, selon, lui parce « qu’elle se surestime » ;
elle a peur « de tout ce qui est nouveau » et « vit dans
l’imitation » parce qu’elle « a peur du risque ». Et non
seulement la Suisse a peur mais elle est « arrogante ». Elle se
gargarise de sa « culture » et voue un dédain particulier à
l’Amérique, terre de pionniers et machine à produire du divertissement.
Pour Frisch,
il y a deux inconnues à prendre en compte dans l’équation suisse à laquelle
doit s’atteler l’écrivain dans la construction de son œuvre et l’élaboration de
sa responsabilité – ou plutôt deux inconnus, deux « types » sans
doute diamétralement opposés : l’émigrant et le lecteur. Concernant
ce dernier, Frisch trouve d’emblée le bon angle, un angle de défense plutôt que
d’attaque. « Le public », écrit-il, « est à la fois une
fiction et une réalité ». Une réalité, changeante, certes, mais
helvétiquement et indéniablement bourgeoise, dont on peut trouver un exemple
monstrueux dans La Vieille Dame de
Dürrenmatt. Ici, se méfier comme de la peste du lecteur « qui prend la
littérature comme une aspirine contre la solitude ». Plutôt, donc, le
lecteur fictif, puisque le « premier acte créatif que l’écrivain doit
accomplir, c’est l’invention de son lecteur ». On ne peut considérer le
public comme un « partenaire » qu’à condition d’en faire une
« instance fictive, tout à la fois plus sévère et bienveillante qu’un ami
ou qu’un adversaire, incorruptible même lorsque survient ce qu’on appelle le
succès, dont elle tient aussi peu compte que des échecs ». Avis aux
écrivains qui prennent la page pour un jeu de grattage et espèrent découvrir
les bons chiffres du loto-lectorat.
Sur la
question de l’émigrant, de la « surpopulation étrangère », Frisch a
cette formule impeccable pour résumer l’inquiétude qui s’empare du local :
« on avait appelé des bras, et voici qu’arrivent des hommes. » L’année
où Frisch prononce son discours, 1966, qui plus est lors de la conférence
annuelle de l’Association des chefs de police cantonale des étrangers dans la
salle du Grand Conseil de Lucerne, le taux de travailleurs étrangers en Suisse
est de 14%. 800 000 étrangers. Que redoute la Suisse ? s’interroge Frisch.
De perdre sa particularité ? Mais le recours à la main d’œuvre étrangère
masque en réalité la peur de l’inévitable automatisation : on préfère pour
lors les bras aux machines, les galériens aux chaînes. Aurait-on peur que
« les non-Suisses […] désuissifient nos décisions politiques, sans carte
de vote par leurs discussions avec nous » ? Pour Frisch, ce risque
est nul et non avenu. C’est plutôt à l’émigrant de redouter l’autochtone, lequel
le considère uniquement comme porteur de bacille – là encore, la peur du
nouveau. Büchner ? Pas de problème. Nabokov ? No problem. Idem pour Wedekind, Hugo Ball, Tzara, Musil, Brecht,
Joyce – même si « la police des étrangers doit veiller à ce que ces gens
arrivent si possible juste avant leur décès »… En revanche, les Calabrais,
les Grecs, les Turcs, voilà qui est plus inquiétant aux yeux du « petit
peuple souverain ». Là encore, Frisch a les mots justes : « ce
qui intègre, c’est une actualité affrontée en commun, et non l’invocation du
passé ».
Pour
affronter l’actualité, donc, vous l’aurez compris : Max Frisch.
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Max Frisch, Le public comme partenaire
– interventions
esthétiques et politiques (1949-1967),
traduit de l’allemand et préfacé par
Antonin Wiser,
Editions d’en bas, 2017
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