J’ai trois cœurs, huit bras, et deux
milles baisers en puissance qui attendent l’imprudent. A ce dernier, je réserve
mon encre la plus noire – qui suis-je ? Ne cherchez pas parmi vos ex,
pensez plutôt abysse, nuages laiteux, relisez Hugo, Jules Verne, Lautréamont, ou
bien encore actionnez l’antique manivelle des frères Lumière et captez, à force
de dilatation oculaire, ce qui, entre vase et eau, frémit, guette et palpite.
Voyez la tentation se concrétiser, à force de souplesse, en tentacule. Sentez
approcher son bec qui n’est pas d’un oiseau, onduler cette tête qui est peut-être
un corps. Admirez sa « splendeur détraquée ». C’est elle, votre dissemblable,
votre non-sœur : la pieuvre. Et si aujourd’hui Marie Berne s’en empare dans
un livre, ou plutôt la laisse s’emparer d’un livre, puisqu’ici la narratrice
n’est autre que cet animal « aux suçoirs exigeants », ce n’est pas
pour nous offrir une héroïne d’un genre nouveau ou lovecraftien, mais pour
arracher aux flots oublieux de l’histoire la figure du cinéaste Jean Painlevé,
ce fils de mathématicien (Paul Painlevé lui-même, également ministre de la
Guerre) qui consacra son existence à la mise en boîte, si je puis dire, des
oursins, crevettes, épinoches, mais aussi daphnies, galatées, caprelles,
pantopodes, hyas et sténorinques, faisant entrer la poésie dans la biologie et
le documentaire dans le cinéma.
Bon, Marie Berne aurait pu se
contenter de prendre appui sur la pieuvre pour exhausser l’homme, au risque de
faire boire la tasse à la première et de statufier le second, mais
l’anthropomorphisme n’est pas sa came, et elle a préféré laisser la fable à ses
falbalas et mettre au point un dispositif plus approprié à son projet, plus
sensuel aussi. Certes, sa pieuvre est une chimère, elle vit enfermée dans un
bocal comme une agitée des mers condamnée à l’isolement et l’observation,
profitant des quarante jours et quelques que dure son existence pour relater,
comme depuis le hublot de sa conscience, la vie de Painlevé. Mais Berne ne la contraint
pas dans l’exosquelette de la narration, car elle garde en ligne de mire cet
avertissement : « Non, on ne parle pas d’une bête pour parler d’un
homme. On parle d’une bête pour parler d’une bête. » Et tel est le drame
auquel fut confronté, dès ses débuts, notre Godard des aquariums : filmer
la bête sans lui prêter un excédent d’âme. On s’en doute, la chose n’est pas
aisée, surtout quand ladite bestiole est exposée aux feux de la rampe et voit
son décor réduit à un cube transparent. Mais pour Painlevé, « faire parler
une bête, aquatique ou non, équivaut à tuer la vérité à coups de
couteau ». Il en fait quasi les frais quand, à la demande de Franju, il
s’est fendu d’un commentaire pour accompagner Le sang des bêtes.
Mais laissons Franju à ses
abattoirs et revenons à l’ami Jean et ses mollusques. Berne fait de la
rencontre entre le céphalopode aux mœurs sexuelles vaguement cannibales et le
jeune bourgeois amateur de pellicule une idylle évidemment impossible – on
n’est pas, on l’a dit, chez Lovecraft, ici nulle répulsion – qui lui permet de
progresser, chapitre-ventouse après chapitre-ventouse, dans la vie de Painlevé,
de s’attarder sur l’union de ses parents qui fit scandale, lui bourgeois de
gauche, elle aristocrate (« les tourteaux se méfient des étrilles »),
de rappeler combien la mort marqua le cinéaste, que ce soit celle de sa mère,
Marguerite, celle du capitaine Scott, qui périt frigorifié au pôle Sud (héros
documentaire de Painlevé), ou celle encore de Jules Bonnot, anarchiste dont les
idées, plus que l’encre de la pieuvre, se répandent vite dans le sang ô combien
chaud du jeune Jean. Hanté par ces trois spectres, l’homme qui fera des fonds
marins une scène primitive où célébrer les noces d’un muet bestiaire, tente de
rendre au spectacle de la nature sa pureté prétendument originelle, esquivant
la psychologie facile et les commentaires superfétatoires.
D’emblée, donc la pieuvre est,
grâce à Marie Berne, son miroir, et Painlevé y contemple son âme dans le
déroulement quasi infini (près de deux cents films) de sa lame en celluloïd.
« Il fallait se mettre avec une pieuvre, évidemment. Pour chuter avec moi,
monarque femelle du royaume d’en dessous, qui dirige sa cour humide, enroule
ses prétendants dans l’alluvion de la marée basse, la merde des bigorneaux,
l’intérieur sombre des coquilles. »
Le grand amour de la pieuvre n’est pas une simple fantaisie
aquatique, prétexte à la redécouverte d’un pionnier du documentaire animalier,
c’est avant tout un chant subtil, une ode sensuelle, où non seulement est vivement
dévidée une vie vouée aux visions voraces qui vivotent sous la vase (et vlan !)
mais où la langue épouse, comme par capillarité, les mystérieuses
gesticulations de celle que Painlevé, passant outre sa réticence à humaniser
mollusques et consorts, appelait néanmoins, une « jouisseuse
avertie » : « Votre attention va de la bête à vous, de vous à la
bête, de la bête à vous, bête à vous, vous à bête, vous bête vous, qui tournez,
qui tournez sur vous-même, mille temps. » Livre-valse, donc, sur un énervé
et sa proie, à placer entre toutes les ventouses, à lire du bout des
tentacules, écrit qui plus est à l’encre hypnotique.
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Marie Berne, Le grand amour de la
pieuvre, illustrations de François Ayroles, éd. L’Arbre Vengeur, 14 €
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